Je termine actuellement Joseph Anton, Autobiographie, dans lequel Salman Rushdie revient, à la fin des années 2000, sur ce que furent les années qui lui valurent une fatwa de Khomeyni appelant à le tuer. Je connais donc maintenant le contexte dans lequel Les versets sataniques ont été écrits, mais je tenais à les lire avant, histoire de ne pas avoir d'a priori, ce qui est quasiment impossible désormais. Je précise que cela a été mon premier livre de Salman Rushdie ; je n'ai pas lu Les enfants de minuit, et en tant qu'enfant des années 1980 qui lisait Courrier international dans les années 2000, j'avais surtout l'image d'un auteur qui avait des problèmes avec les compagnies aériennes, une sorte de diva menacée de mort.
Allez, abordons le thème de la religion. Je le ferai en trois points :
1 - Ce livre est-il une insulte frontale à l'islam ?
Non. Il dénote d'ailleurs une connaissance fine de l'histoire de l'islam, et une certaine fascination pour ses origines. Rushdie change les noms pour proposer un récit alternatif des origines de l'islam à travers un prophète, Mahound, qui vit à Jahilia, une cité des sables polythéiste. Mahound écoute les prophéties de l'ange Gibreel, qui lui recommande un jour de tempérer son monothéisme en acceptant l'intercession de trois déesses de Jahilia : Manat, Lat et Uzza. Il se rétracte ensuite en attribuant ces paroles de l'ange à une tentation démoniaque : sa foi retrouve sa pureté originelle et se répand, transformant de manière puritaine la vie des cités alentour. Ce qui fascine Rushdie, c'est ce moment d'hésitation qui met au fonds en question la valeur des autres sourates, et la manière dont le Coran a été compilé. Rappelons au passage que le pseudonyme de Rushdie vient de Ibn Rushd, qui est le nom arabe d'Averroes, tenant d'un islam ne fermant pas la porte à la rationalité. C'est pour cela que milite Rushdie, lui-même athée : le retour à un islam plus tolérant, moins marqué par le wahhabisme.
2 - Le sectarisme religieux
est dénoncé à travers ses effets. Une partie du livre retrace l'histoire contemporaine du village indien (ou pakistanais ?) de Titlipur. Une jeune femme, Ayesha, entourée de papillons qui semblent lui obéir et l'envelopper, convainc tout le village à traverser le pays jusqu'à la mer rouge, en promettant que les eaux s'ouvriront pour leur permettre d'aller à La Mecque. Des villageois meurent en route, refusant de l'aide, et les survivants se jettent dans la mer comme les rats du joueur de flûte de Hameln. La figure de Mirza Saeed Akthar, sceptique qui suit la caravane pour prendre soin de sa femme, fait contrepoint à celle d'Ayesha, fanatisée. Il est clairement dépassé par l'irrationalité de ce qui arrive. Il y a aussi une allusion claire à l'ascension de Khomeyni comme ayatollah et unique tête de la révolution iranienne.
3 - Le livre a-t-il le goût du sacrilège ?
A peu près autant que Le chat du rabbin de Joann Sfar. Il y a un des personnages principaux qui mange du porc, et les deux filles du commerçant indien pieux Muhammad Sufyan, Mishal et Anahita, qui préfèrent la culture des années 1980 (Michael Jackson, les arts martiaux...) à l'islam. Ce n'est d'ailleurs pas cantonné à l'islam : Sisodia, le cinéaste qui a le don de faire des rencontres imprévues qui changent la vie des gens, base sa (précaire) fortune en produisant des films sur les divinités indiennes. Ou encore Maslama, l'Indien intégré qui va à la messe et tient des propos incohérents. Que dit le livre, au fonds ? Que si vous vous trouvez en situation de sacrilège, vous ne serez pas foudroyé sur place, voilà tout. Il n'y encourage pas, il fait le constat de l'acculturation croissante du monde moderne via la "culture pop".
4 - Le livre est-il farouchement athée ?
C'est moins marqué que ça, car il y a une forme de merveilleux improbable. Les deux personnages principaux, Gibreel Farishta et Saladin Chamcha, survivent miraculeusement au crash d'un avion détourné en tombant sur une plage anglaise. Chamcha subit une transformation physique qui lui donne l'aspect d'un diable (cornes, pattes de bouc), tandis que le roman laisse le doute sur le fait que Gibreel soit un ange ou un schizophrène. Cette forme de fantastique rappelle celui des Ailes du désir de Wenders (qui précède le livre de deux ans), en moins affirmé. Par ailleurs un personnage non-croyant comme Allie Cone, amante de Gibreel, avoue avoir eu une expérience spirituelle, quasi-spirite, en montant au sommet de l'Everest. Il y a aussi le personnage de Muhammad Sufyan, indien croyant mais laïc et ouvert à la pensée scientifique, qui est montré de manière positive.
Cependant, si la religion est une des questions abordées par ce livre, il serait réducteur de le cantonner à cela, et j'ai consacré beaucoup de temps au sujet parce qu'il avait suscité des polémiques. Au centre des Versets sataniques, il y a la question de l'acculturation.
Les deux personnages, Gibreel et Chamcha, sont des déracinés. Leur itinéraire est parallèle : départ d'Inde-séjour à Londres-désillusion-retour au pays natal.
- Gibreel est un acteur indien qui veut faire carrière à Londres. Il fait des rêves étranges et se sent déconnecté d'une ville aux fortes inégalités sociales. Quand il revient en Inde, sa carrière part en vrille. Pour moi, c'est un peu l'immigré qui choisit de se couper de ses origines et ne peut plus revenir en arrière.
- Saladin Chamcha, fils d'un riche industriel indien, a fait ses études en Angleterre et a rêvé d'y être intégré, mais il se trouve transformé en diable, subit des remarques racistes et se trouve recueilli par une famille indienne, qui tient le café Shaandar. Il finit par retrouver sa forme humaine et rentre à temps pour accompagner son père dans ses derniers jours. C'est plutôt la figure de l'immigré confronté à la xénophobie (sa transformation m'évoque la manière dont il est perçu) qui est tenté par la violence et le repli sur soi.
Les versets sataniques est un roman délibérément cryptique : il arrive que des personnages portent des noms proches, voire identiques, sans que cela signifie une identification entre eux. Par ailleurs Rushdie s'est beaucoup inspiré de lectures/études/faits divers/éléments biographiques pour l'écrire, et l'écriture s'est faite sur une période assez longue, le projet ayant évolué en chemin. Ainsi certains éléments du roman me demeurent hermétiques :
1 - Le statut narratif des histoires de Mahound et d'Ayesha : s'agit-il de rêves de Gibreel, ou bien d'adaptations cinématographiques de films dans lesquels il déciderait de jouer ?
2 - L'opposition entre Gibreel et Chamcha est-elle réelle ? La trame principale repose sur le fait qu'à un moment, ils vont se retrouver et s'affronter. Mais le moment où ils se retrouvent se fait en réalité en deux temps et ne relève pas d'un combat, au contraire. C'est sans doute ce que j'ai le plus de mal à comprendre.
Quoi qu'il en soit, c'est un roman qui délivre beaucoup d'observations et de maximes justes sur le statut d'exilé, le mal du pays, les rêves d'intégration et les faux-semblants. Et qui aborde de manière prophétique les risques d'embrasement liés à l'opposition racisme-communautarisme, avec cette partie décrivant sans glamour des scènes d'affrontements urbains et de pillage. Cette vision de l'enfer n'est pas analysée, elle est présentée comme un repoussoir, un avertissement (hélas prémonitoire).
Mais au final, il faut accepter de se laisser porter par le livre plutôt que d'en faire une exégèse comme s'il s'agissait du Talmud. Car c'est un peu dommage, mais on oublie un aspect fort sympathique et original des Versets sataniques : son ambiance d'arrière-boutique de magasin indien. Saladin Chamcha tombe dans le caniveau et est recueilli par une famille d'Indiens, les Sufyan, qui tient le café Shaandar. A travers ses yeux, on voit vivre ces quartiers londoniens modestes, on capte leur ambiance visuelle, sonore, leur rythme, au travers d'une galerie de personnages truculents qui rappellent beaucoup les romans de Chester Himes. Il y a Jumpy, le maître d'arts martiaux qui vit avec Pamela, l'ex de Chamcha obsédée par l'immobilier. Il y a Rosewalla le DJ, Hanif Johnson l'avocaillon, le dr Uhuru Simba accusé à tort d'être un tueur en série, l'escroc Jimmy Battuta, etc... On suit la vie d'un quartier, et ce que fait ce livre, même s'il passe par le grotesque, c'est faire s'arrêter sur ce dont on ne parle jamais : le monde dans lequel vive les immigrés indiens en Angleterre, leur vie quotidienne un peu nulle, leurs petites disputes concernant l'identité, l'éducation à donner aux enfants, leurs ambitions, etc...
Et c'est sans doute le point le plus sympathique de ce roman.
Un dernier mot sur le style de Rushdie. Il est éminemment littéraire et mêle sans souci érudition religieuse, littéraire, politique et références à la pop culture la moins avouable, des films de Bruce Lee aux paroles de chanson rock. Rappelons que Rushdie vient du monde de la publicité. Bizarrement, je n'irais pas jusqu'à dire que cela fait de lui un postmoderne.
Les Versets sataniques, bien au-delà des polémiques qu'il a suscitées, est un ouvrage composite, qui demande pas mal de concentration (la scène d'ouverture est particulièrement déroutante et peut décourager la lecture), qui parle de la nécessité d'éviter le fondamentalisme et de la difficulté de préserver son identité, voire sa santé mentale en choisissant la condition d'immigré/exilé.
Synopsis.
I - L'ange Gibreel.
Gibreel et Chamcha atterrissent miraculeusement sur une plage anglaise après que leur avion se soit écrasé. Ils sont recueillis par une vieille dame, Rosa Diamond. On revient sur leur parcours respectif d'acteurs. Via un flashback, on apprend que l'avion avait été détourné par des terroristes qui se sont disputés entre eux, provoquant l'accident.
II - Mahound.
Dans la cité de Jahilia, un prophète, Mahound, prône un culte monothéiste qui dérange le Maître de cette ville polythéiste, Abu Simbel, et sa femme Hind, prêtresse de Lat. Ils engagent un poète, Baal, pour ridiculiser Mahound. Ce dernier consulte Gibreel, qui lui conseille de tempérer son monothéisme, avant de se rétracter et de revenir à un monothéisme exclusif. Mahound en déduit que le premier commandement de Gibreel était inspiré par le diable.
III - Ellehoenne dééreheuesse
Rosa Diamond raconte des souvenirs de sa folle jeunesse en Argentine. La police vient et embarque Chamcha, qui amorce sa métamorphose en diable. Chamcha vit l'absence de réaction de Gibreel comme une trahison. Il est violenté dans le car de police et dépouillé de toute dignité au commissariat. Gibreel prend le train pour retrouver son amante, Alleluia/Allie Cone.
IV - Ayesha.
Gibreel semble avoir une série de visions. Celle d'un Imam qui prend la tête d'une révolution, comme Khomeyni. Puis celle d'un village, Titlipur, dans lequel Ayesha, une orpheline de 19 ans, pousse tout le monde à abandonner sa maison et partir à pied jusqu'à la côte pour aller à La Mecque. Elle a reçu une révélation de l'ange Gibreel qui lui a promis qu'il ouvrirait la mer pour leur permettre de se rendre à pied sec à La Mecque. Même le modéré Mirza Saeed Akhtar suit la caravane en voiture car sa femme a cédé à cette attente millénariste.
V - Une cité visible mais inaperçue.
Chamcha est recueilli dans une chambre en soupente du café Shaandar, en attendant de savoir ce qu'il va advenir de lui. Il a beaucoup de succès auprès des filles du propriétaire, Misha et Anahita Sufyan ; beaucoup moins auprès de sa femme Hind. Il essaie de renouer avec son agent, mais sa carrière d'acteur est compromise. Chamcha retrouve son ex-femme, Pamela, pour qui il ne ressent plus rien et qui vit avec Jumpy, moniteur sportif. Chamcha met le quartier en ébullition et semble éveiller malgré lui des revendications communautaristes. D'autant qu'on cherche partout un tueur de vieilles dames. L'arrestation d'Uhuru Simba, un Noir innocent, met le feu au quartier. Mishal part avec le jeune avocat Hanif Johnson. Chamcha est caché dans un musée de cire consacré aux luttes d'émancipation dont il fait fondre les statues, après quoi il retrouve sa forme.
Gibreel, de son côté, retrouve Allie mais se pose des questions sur sa vie passée et future et croit être un archange. Cela lui vaut une collision grave avec une voiture, mais il est sauvé par le cinéaste indien Sisodia. La nouvelle de son accident crée une vive émotion en Inde. Pendant sa convalescence, Sisodia convainc Gibreel de revenir en Inde faire une trilogie dont il serait la vedette. Gibreel devient jaloux, ce qui précipite sa rupture avec Allie. Il fait une apparition remarquée dans une pièce londonienne. il rêve de "tropicaliser" Londres,mais s'illusionne.
VI - Retour à Jahilia
Ellipse. Jahilia s'apprête à accueillir le retour de Mahound, qui a installé son monothéisme dans la grande ville caravanière de Yathrib. Baal d'être rattrapé. Abu Simbel est usé, seule Hind garde une jeunesse surnaturelle. Mais elle choisit de s'humilier devant Mahound. Le rigorisme de ce dernier s'installe, mais le bordel Hijab reste autorisé : Ball s'y réfugie. Les prostituées finissent, pour satisfaire leur client, par imiter chacune des douze épouses de Mahound. Cependant la répression finit par s'abattre. Mais Mahound tombe malade, dernière revanche de Hind.
VII - L'ange Azraeel.
Sans doute le chapitre le plus difficile à interpréter du roman. Gibreel rêve d'une trompette embouchée par un autre ange, qui sème la destruction. Pamela accepte de loger Chamcha, le temps qu'il retrouve ses marques. Hanif Johnson et Antoinette Roberts mobilisent le quartier face à l'arrestation arbitraire d'Uhuru Simba. Chamcha est invité à une soirée aux studios de Shepperton, où il tombe sur Gibreel, qui le salue amicalement, malgré l'animosité de Chamcha. On retrouve Jumpy assommé dans un canal factice du studio [???]. Gibreel continue sa convalescence mais ne sort pas d'un état dépressif. Dans sa tête tourne ce qu'il appelle des versets sataniques, et qui ressemble plutôt à un mélange de slogans publicitaires et de paroles de chanson rock.
La nouvelle de la mort en garde à vue d'Uhuru Simba embrase le quartier, qui sombre dans les violences. La police arrête en direct à la télévision Hanif Johnson, retranché dans le musée de cire. Mishal, à peine majeure, s'en tire. Gibreel souffle dans la trompette d'Azraël, celle qui amène le déluge de feu. Il se retrouve devant le Shaandar en feu. Chamcha y est entré pour essayer de sauver les parents Sufyan, mais une poutre l'immobilise. Gibreel lui vient en aide.
VIII - Le partage de la mer d'Arabie.
Suite et conclusion du pélerinage des habitants de Titlipur. Leur groupe est enveloppé d'un nuage de papillons protecteurs. Saeed rassemble dans sa voiture cabossée un petit groupe de sceptiques. Les plus âgés meurent en route. Alors qu'une troupe de mineurs veut leur barrer la route, un déluge inopiné sauve le cortège. Arrivés sur le front de mer touristiques, ceux qui croient voient la mer s'entrouvrir. Saeed et les spectateurs qui n'y croient pas voient des gens marcher dans la mer et se noyer.
IX - Une lampe magique.
Chamcha est dans l'avion de retour vers l'Inde, ayant appris que son père, avec qui il s'était brouillé, est mourant d'un cancer. Dans l'avion il parle avec Sisodia, qui lui révèle que Gibreel est rentré en Inde mais que sa tentative de reprendre une carrière est très mal engagée, car il semble être devenu mégalomane. Chamcha retrouve un père diminué mais ils parviennent à retrouver une relation père-fils apaisé. Il renoue avec Zeeny Vakil, une Indienne avec qui il avait le béguin, qui a des amis auteurs militants de gauche. Sa vie reprend.