L'intrigue des Versets tournoie autour de Saladin Chamcha et Gibreel Farishta, deux immigrés indiens, tous deux projetés en Angleterre à la suite d'un crash d'avion - tournoie et non tourne car dans le récit de Rushdie il est dur de ne pas se perdre entre les différents récits (récits premiers, récits enchâssés) et les différents modes narratifs : le réel, le rêve, le rêve du rêve, l'analyse du rêve du rêve qui devient réel (ou bien rêve encore ?).
D'emblée lancé dans un récit onirique - Chamcha devenant bouc, Gibreel devenant ange - Les Versets sataniques déploient de nombreuses lignes réflexives qui se superposent à l'invraisemblance de la fiction. C'est entre deux rêves, entre deux transformations fantastiques et deux transpositions dans un Orient médiéval fantasmé que les idées et les réflexions s'insèrent. L'exil et sa dimension existentielle - comment s'intégrer dans une société bâtie à rebours de sa société d'origine ? comment dresser un pont entre son identité passée et son identité "immigrée" ? est-il possible de concilier ses deux identités dans une identité neuve, heureuse, sans conflit ? - sont particulièrement questionnés tout au long du roman ; questionnés et non traités car il va sans dire que dans un roman onirique tel que celui-ci, il ne sera évidemment pas apporté de réponses tranchées aux interrogations soulevées aussi bien par un narrateur bavard que par les personnages eux-mêmes.
Il en est de même de toutes les questions relatives à la morale, au bien et au mal, questions particulièrement incarnées par les métamorphoses de Gibreel en ange et de Chamcha en bouc, tous deux suivant des trajectoires éminemment opposées : si l'un rêve de Mahound, transposition métaphorique et romanesque du prophète Mahomet, l'autre devient l'objet d'un culte dans les quartiers immigrés de Londres - l'ange luttant avec le prophète et le bouc adoré dans des cultes pseudo-satanistes, voici sur quelles bases se fondent les réflexions morales des Versets : une réflexion métaphorique et onirique particulièrement dense qui ne pourrait être extraite du roman sans perdre toute substance et toute profondeur.
Car, et c'est à mon sens tout l'intérêt des Versets, l'œuvre se fait la porte-parole d'une conception du roman qui prévaut depuis Rabelais : le roman comme suspension de tout jugement moral. La vérité des Versets n'est pas politique ou religieuse. Il ne s'agit pas - comme se sont empressés de faire aussi bien ses détracteurs que certains de ses défenseurs - d'oser porter un regard ironique ou moqueur sur une religion quelconque. Il s'agit uniquement de mêler, à l'instar de l'orchestration à l'œuvre dans un rêve, les époques et les personnages, l'humour et le sérieux, la farce et la tragédie, l'image et l'idée, en somme, d'exploiter les possibilités offertes par le roman pour porter à son paroxysme la relativité comme valeur suprême du roman : relativité du récit, relativité de l'identité, relativité des valeurs, relativité du réel.
En somme, Les Versets sataniques ne sont que l'illustration des possibilités du récit onirique comme figure de la relativité romanesque qui peine depuis toujours à s'imposer face aux partisans d'un réalisme (qu'il soit politique, idéologique, religieux et littéraire) qui ne peut souffrir le rêve.