Désigné par le tout-puissant caïd de son douar algérien pour partir à la guerre en France en se faisant passer pour son fils, le jeune berger Yacine se retrouve dans l’enfer des tranchées de la première guerre mondiale avec, en échange, la promesse d’une ferme qui tirerait ses parents de la misère. Lorsqu’après quatre ans à côtoyer l’horreur et la mort, il rentre enfin, irrémédiablement hanté mais persuadé d’être accueilli en héros, rien ne se passe pourtant comme il l’escomptait. Car, pour le despote pressé d’effacer toute trace de la supercherie qui a valorisé son fils à bon compte, Yacine doit disparaître…
Lui qui espérait sortir de l’asservissement féodal au prix de quelques années à servir de chair à canon, réalise alors qu’on ne trompe pas si facilement son destin. Dépouillé de sa vie d’antan, volé de son passé de soldat, il n’a plus guère que l’indéfectible solidarité de ses anciens compagnons d’armes, et surtout, son immarcescible droiture d’âme, pour s’empêcher de sombrer et pour trouver la force d’aller de l’avant, alors que les épreuves et les injustices sont bien loin d’en avoir fini avec lui. Un souffle épique emporte le récit dans une cascade de péripéties toutes plus terribles les unes que les autres, la vie de Yacine ne semblant jamais devoir cesser de rebondir de Charybde en Scylla, emportée comme un fétu de paille dans les redoutables remous d’un irrépressible torrent.
Pourtant, si désespérant et si violent le monde, Yacine ne perd pas pied, fondant sa résilience sur cette sagesse instinctive qui le fait se plier aux caprices du mektoub, tout en restant droit dans ses bottes, fidèle à lui-même, à ses valeurs humaines et à ses attaches affectives. « La vie est une traversée et tu es un simple pèlerin. Le passé est ton bagage. Le futur, ta destination. Le présent, c’est toi. Si ton bagage t’encombre, dépose-le à la consigne. Si ta destination est hasardeuse, sache qu’elle l’est pour tout le monde. Vis à fond l’instant présent, car rien n’est aussi concrètement acquis que cette réalité manifeste que tu portes en toi. » Au soir de sa vie, loin de se perdre en regrets, aigreurs ou lamentations, il sera de ceux qui se seront attachés à cultiver l’amour et le bonheur jusqu’au plus creux de l’adversité, faisant avec l’inéluctable pour mieux profiter des moindres éclaircies concédées par la vie.
Il aura fallu trois ans à Yasmina Khadra pour peaufiner cette apothéose de son œuvre : une fresque puissante et tumultueuse, aux nombreuses scènes d’anthologie, pour célébrer ces âmes droites, capables, quelles que soient leurs infortunes et la barbarie du monde, de garder leur foi en elles-mêmes et en l’humanité, de défendre l’amour et le droit au bonheur même quand tout semble perdu. « Nous ne sommes que des mortels, mon garçon, des récits anonymes gravés sur du sable que le temps dispersera au gré du vent. Alors pourquoi tant de souffrance puisque tout passe, et nous avec ? » Coup de coeur.
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