Je me suis toujours interrogé sur l’utilité de l’étude de la correspondance d’un auteur. Sans doute ce voyeurisme dérangeant est-il le résultat de cette démarche : pour comprendre l’œuvre d’un artiste, on se doit de connaitre sa vie. Et il est vrai que cela peut présenter un intérêt pour donner à un ouvrage une profondeur nouvelle, mais dans les faits, je considère d’avantages que l’appréciation d’une œuvre doit avoir lieu une fois perdu dans son univers clos. Un ouvrage est un monde fermé sur lui-même qui ne se doit d’obéir à personne, sinon aux règles imposées par son auteur. C’est là ma vision des choses.
Cela étant dit, en tant que fan de l’œuvre de Kafka et de l’adjectif au combien magnifique qui lui est attribué « kafkaïen » : je me devais de lire la Lettre au Père. Sans doute étais-je à mon tour saisi d’un voyeurisme malsain…
Et nous y voilà, bien empêtrés. Car comment émettre une opinion sur une correspondance privée, qui par nature n’est pas écrite pour être lue ni analysée ? Non pas que ce soit impossible, mais c’est un acte que nous n'avons pas à commettre. Face à « l’ouvrage », seul l’écriture doit nous importer.
Lettre au Père est un écrit puissant. Réellement puissant. A la lecture, que dire sinon constater que nous sommes saisis au plus profond de nos tripes par les mots teintés d’une violence sourde de l’auteur du Procès. Et de procès il en est bel et bien question ici (noter la finesse de cette transition dont on jurerait que c’est fait exprès). Un procès fait par Kafka non pas à son père, mais bien à une figure paternelle et à ce qu’il lui a fait vivre durant son enfance. Endurer serait plus exact, dans la mesure où, au fil de la plume, le Père (qui n’est bien entendu jamais nommé) devient un véritable personnage de conte pour enfants, difforme et maléfique, responsable (malgré lui) de la beauté du verbe torturé et mélancolique de son propre fils.
Dévoreur d’espoir et de confiance en soi, meurtrier de la liberté individuelle, tant de métaphores silencieuses et d’accusations (parfois d’une très grande violence) qui témoignent de l’œdipe non-résolu de Kafka (#Freud #Jenecautionnepas). Mais ainsi que je le précisais, aucun jugement n’est à porter sur cet aveu. Kafka lui-même le confesse, cette lettre est unilatérale, violente et destructrice (si elle avait été envoyée, la famille ne s’en serait sans doute pas relevée) tout en distillant en fond une certaine mélancolie. Car cette dissection de lui-même que nous offre l’écrivain porte quelque chose de profondément tragique : l’histoire vécue, la violence du ressenti et la tristesse du constat sont tant de caractéristiques qui font de Kafka un personnage on ne peut plus kafkaïen…
Lettre au Père serait donc à considérer comme un phare d’une grande aide dans la compréhension de l’œuvre de Kafka, tant ce qui est y détaillé se rapproche de l’univers unique de l’écrivain. Un auteur qui a fait de son art un reflet déformé et pourtant si fidèle de sa propre existence…
Existe-t-il quelque chose qui touche davantage au sublime ?