Jolie découverte que ce petit texte de Diderot à mi-chemin entre l'essai et la lettre. Diderot s'adresse à une certaine dame qu'on peut supposer fictive, mais cela n'a pas grande importance, pour lui faire part de ses pensées sur les aveugles et la manière dont ils perçoivent le monde. Vraiment, niveau cliché du texte de l'époque des Lumières, on est en plein dedans.
Ce qui marche ici, c'est que Diderot met des mots sur des questions qu'on s'est tous déjà posées : quel rapport au monde les aveugles-nés peuvent-ils entretenir ? Peuvent-ils vraiment penser au moyen d'un langage essentiellement basé sur des représentations visuelles ? (Diderot prend l'exemple du mot "physionomie", allez expliquer à un aveugle ce qu'est la physionomie d'un individu) Un aveugle-né à qui on rend la vue par une opération perçoit-il directement le monde comme nous ou doit-il tout réapprendre et conjuguer ce nouveau sens aux autres sur-développés ? etc. etc. Tout ça dans une langue claire et délicieuse, cela va de soi.
Diderot prend aussi quelques exemples de savants pourtant aveugles de naissance et tente de cerner au mieux la manière dont leur cécité peut se retrouver dans leurs idées. On y parle de systèmes d'écriture passant par le toucher, bien avant le Braille, de mathématiques et de sciences naturelles.
La fin est particulièrement savoureuse puisque, après tout son développement, Diderot fait volte-face et s'avoue finalement vaincu devant ce qui semble être une limite infranchissable pour l'esprit humain : connaître l'expérience interne d'un autre individu. On ne saura jamais vraiment ce que ressentent les aveugles, tout comme eux ne sauront jamais vraiment ce que cela fait de voir. Chacun se construit son propre monde dans lequel il évolue, et même parmi les voyants, on est pas toujours sûr de vivre la même expérience de la réalité. L'altérité est insondable.