Alentours et drames de la guerre civile
Les lettres pathétiques de Cicéron partant pour l’exil (58 avant Jésus-Christ) se retrouvent en partie dans ce volume. Il se lamente sur sa propre responsabilité dans ce déplorable destin, où il entraîne sa femme, qui consacre beaucoup de temps et d’efforts à sauvegarder les biens de son époux.
En 51 avant Jésus-Christ, Cicéron est nommé proconsul en Cilicie. Il doit faire face à une tentative d’invasion de sa province de la part des Parthes, qui avaient été encouragés dans leurs ambitions militaires par leur victoire sur Crassus en 53. Cicéron ordonne quelques manœuvres militaires destinés à rassurer les peuples alliés de Rome dans la région (dont les Arabes), qui ne sont pas forcément très chauds pour prendre parti dans le conflit, car –souligne Cicéron – les injustices commises sur place par les Romains ne sont pas de nature à développer leur sympathie. Seuls Déjotarus, roi de Galatie, semble un allié fidèle. Et Cicéron doit apporter son appui à Ariobarzane III, roi de Cappadoce, face à un complot intérieur.
Quelques opérations militaires bien menées avec l’aide de Déjotarus permettent à Cicéron de mettre fin à l’invasion parthe, et de réduire la résistance d’une partie des Ciliciens, jamais soumis jusque-là. Cicéron va s’autoriser de ces faits d’armes pour réclamer avec une insistance remarquable que le Sénat lui vote des supplications (c’est-à-dire des prières publiques d’actions de grâce en l’honneur d’un général victorieux, étape préalable au triomphe militaire officiel).
Je ne pensais pas que Cicéron pût me faire rire à ce point. Certes, il a des qualités. Mais son obsession à se faire attribuer des éloges officiels, des récompenses, tous les signes extérieurs d’honorabilité qui le consacreraient comme un homme exceptionnel (pourquoi pas un nouveau fondateur de Rome, comme Camille ?) soulignent à un degré caricatural sa vanité et son narcissisme. Le vertueux Caton, auquel il s’adresse afin qu’il le soutienne dans cette démarche, n’est pas très enthousiaste, mais finalement Cicéron finit par avoir ses supplications, sans l’appui de Caton. La phrase la plus drôle (parce que la plus contraire à la vérité) est « S’il fut jamais quelqu’un que son caractère, et plus encore, me semble-t-il, ses principes et sa culture ont mis au-dessus des vanités de la gloire et des propos du vulgaire, assurément c’est bien moi. » (Livre XV, lettre IV, § 13)...
De même, Cicéron harcèle des collègues haut placés (les consuls Paulus et Marcellus) pour que le Sénat vote un sénatus-consulte relatif à l’action de Cicéron en des termes les plus élogieux possibles.
Ses inquiétudes domestiques ne cessent pas alors qu’il est de retour. Dans le Livre XIV, la lettre XVIII évoque les dangers physiques immédiats auxquels sa famille était exposée en raison des bagarres de la Guerre Civile en cours (49 avant Jésus-Christ) : il conseille carrément à sa femme de se barricader chez elle et de fortifier sa maison.
Vers 46, c’est la philosophie qui rapproche Cicéron et le futur assassin de César, Cassius, beau-frère de Brutus. A leur idéal républicain commun s’ajoute l’intérêt qu’ils prennent aux débats sur la pertinence de l’épicurisme, qui paraît avoir fait couler beaucoup d’encre à Rome en ce temps-là.
Dans les années 44-43 avant Jésus-Christ, Cicéron est à la fois engagé et piégé par ses passions politiques. Il soutient le camp « démocrate » (les assassins de César : Brutus, Cassius ; Lentulus, Cornificius ; Octave, jeune homme plein de promesses) contre le croquemitaine Marc Antoine (vengeur de César), qu’il considère comme une grosse brute démente, avinée et tyrannique, décidé à renverser la République.
Cicéron multiplie les lettres aux anti-césariens qui bénéficient d’un commandement militaire substantiel. Cassius surtout, en Syrie, semble le mieux équipé pour damer le pion à Marc Antoine. Mais les choses ne tournent pas bien pour les démocrates. La guerre en Italie du Nord tourne à l’avantage de Marc Antoine, et les consuls Hirtius et Pansa sont tués. D’autres protagonistes, comme Dolabella et Lépide, sont loin d’être fiables.
Cicéron, présent à Rome au plus chaud des débats politiques du Sénat, se dépense sans compter afin d’assurer le vote des meilleures décisions possibles pour soutenir ses champions militaires contre Marc Antoine. En particulier des hommes et de l’argent.
Les effusions d’affection de Cicéron (et d’ailleurs de ses correspondants, qui lui rendent bien ces témoignages) sont assez passionnées pour que l’on se souvienne du caractère fortement émotionnel de l’auteur du De Amicitia.
La poursuite de la flotte de Dolabella, l’embarras des Rhodiens à soutenir les républicains, les bévues politiques des uns et des autres (qui n’ont pas su choisir leur camp en toute netteté), la recommandation de Cicéron et de ses correspondants à bien accueillir et faciliter la tâche à leurs protégés respectifs, nourrissent cette correspondance.
On ne peut qu’être étonné d’une longue séquence de lettres de recommandation que Cicéron envoie à des amis bien placés un peu partout dans l’Empire Romain (Livre XIII). Ces lettres, qui appellent, de manière souvent vague, à aider et à soutenir tel ou tel personnage, généralement jeune, qui cherche à faire carrière ou bien à se tirer d’une passe délicate (démêlés avec le fisc ; affaires financières ou foncières), sont écrites sur le même modèle, utilisant de manière redondante et stéréotypée les mêmes formules. Pour un peu, on croirait ces missives tirées de quelque manuel du bien-écrire, tels qu’on en vendait depuis le XVIIIe siècle jusqu’à 1970 environ. L’étonnement vient en partie du nombre considérable de personnes avec lesquelles Cicéron se dit le meilleur ami, leur doit reconnaissance, et les accable de toutes sortes d’éloges. Cette amplification des sentiments déclarés, d’affinités méridionales et méditerranéennes, finit par enlever du charme à l’expression des sentiments, car il n’est guère vraisemblable que Cicéron ait eu tant de « meilleurs amis ».
Parfois, c’est une île entière que Cicéron recommande à un questeur ; ainsi, Chypre, et la ville de Paphos, sont recommandés à Sextilius Rufus (Livre XIII, lettre XLVIII).
Le livre XVI, entièrement réservé aux lettres adressées par Cicéron et sa famille à Tiron, l’affranchi de Cicéron, montre l’affection très importante qui pouvaient lier un maître et son ancien esclave ; Tiron, très souvent malade (fièvres parfois qualifiées de « quartaines », dyspepsie), ne peut rejoindre son maître en voyage. Tiron, qui atteindra malgré tout l’âge de cent ans, se voit confier la transcription et le classement de toute l’oeuvre de Cicéron. Quand on sait que celle-ci est l’une des plus abondantes que l’Antiquité latine nous ait fait parvenir, on constate que le travail de Tiron a été d’une grande efficacité !
Cicéron lui écrit parfois plusieurs lettres par jour. Il paie les honoraires du médecin de Tiron. Les Lettres de l’année 49 révèlent en outre les inquiétudes de Cicéron face aux ambitions de César : c’est à ce moment que Cicéron prend le parti opposé au conquérant des Gaules, et que tout se met en place pour que la guerre civile fasse ses premières victimes.