Sûr de ses arguments
La principale qualité de ce livre est son exigence conceptuelle. Salin cherche à définir correctement le libéralisme à partir de termes bien compris, comme la liberté, la responsabilité ou la...
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le 17 mars 2021
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La principale qualité de ce livre est son exigence conceptuelle. Salin cherche à définir correctement le libéralisme à partir de termes bien compris, comme la liberté, la responsabilité ou la propriété. Il essaye de dessiner une philosophie systématique qui, en partant d’une compréhension de ce que serait la nature humaine (ou en tout cas la nature de l’individu), pourrait déduire les formes les plus souhaitables d’organisation juridiques, économiques et politiques (pour une société, selon lui, la plus humaniste possible).
Tout en étant en désaccord avec plusieurs de ses thèses, j’ai apprécié devoir faire un effort pour comprendre pourquoi j’étais en désaccord, mais aussi pourquoi certaines de ses thèses me semblaient tout à fait pertinentes, alors que je ne les aurais pas abordées sous le même angle.
On ne le répétera jamais assez : il faut toujours lire, écouter, essayer de comprendre les gens qui pensent différemment de nous (surtout ceux qui savent bien expliquer pourquoi), d’abord pour bien comprendre ce que l’on pense vraiment (qui souvent est bien plus flou qu’on ne le croit, et repose sur un paquet de préjugés, de préconceptions, d’idées fausses ou mal définies) et ensuite pour bien comprendre avec quoi on est pas d’accord (et si, en fait, on est vraiment pas d’accord)
Comme le Capitalisme, le Libéralisme est un terme fourre-tout que ses soi-disant opposants (et même certains de ses soi-disant défenseurs) utilisent n’importent comment, sans en chercher une définition bien claire, sans vouloir en saisir la nature (en saisir les points intéressants, paradoxaux, problématiques), histoire de se trouver un ennemi infernal avec qui, évidemment, ils n’ont rien à voir, et qui est responsable de tous les maux de la Terre.
En fait, s’il serait exagéré de dire que tout le monde, aujourd’hui, dans nos sociétés, est libéral, il serait également malhonnête de nier que tout le monde est peu ou prou attaché à certaines des caractéristiques du libéralisme, qui se sont dessinées, historiquement, à partir de la deuxième partie du Moyen Âge (et dont les racines remontent à l’Antiquité) : le choix de son destin par l’individu, la défense et l’augmentation des droits individuels, la liberté de circulation, la reconnaissance de la propriété privée, la défense de la créativité et de l’invention etc. Peu de gens accepteraient, aujourd’hui, qu’on vienne leur dire quoi penser, quoi faire, où aller, qu’on leur impose les manières d’utiliser leur temps libre, leurs choix professionnels ou amoureux. Et à l’inverse peu de gens s’identifient aux mécanismes d’une société fermée et entièrement traditionnelle.
Après avoir précisé que le libéralisme n’est pas une théorie économique, mais une philosophie entière, Salin rappelle qu’un libéral est contre l’état (en cela un gouvernement libéral est en fait une contradiction), il est pour une définition claire de la responsabilité, définie a priori et non a posteriori (on n’est pas responsable après avoir commis un acte, un vol, un crime etc, mais avant, en assurant de réparer tout dégâts commis, ou en se portant garant de certains objectifs fixés de manière contractuelle) et pour une définition claire de la propriété (A qui appartient telle chose et pourquoi?)
Un libéral comme Salin se doit donc de constater qu’il n’existe aucun pays, aucune société réellement libérale et que cette conception reste une « utopie réaliste » (Je crois plutôt qu’il veut dire : utopie souhaitable, parce qu’après tout, un très grand nombre d’utopies sont réalisables et donc réalistes, l’homme pouvant créer et s’adapter à un nombre immense de sociétés, aussi horribles, injustes, délétères et éphémères soient-elles)
Il y a de nombreuses réflexions intéressantes, notamment sur la propriété publique. Bon nombre de gens confondent souvent « public » (qui concerne les citoyens ou, disons, une communauté significative de gens, sans appartenir à personne) et « appartenant à l’état »(qui est une entité abstraite, gouvernée par des gens particuliers qui n’ont que très peu de comptes à rendre à la population et qui ne lui demandent pas son avis). On appelle services publics (souvent vus d’un bon œil) des services sur lesquels le public n’a en fait presque rien à dire, qu’il n’a pas créés et qui sont entre les mains de décideurs particuliers qui n’ont pas la responsabilité de ces services (au sens libéral, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas à assumer leurs échecs).
Salin, lui, essaie de montrer en quoi leur existence est basée sur des aberrations économiques, sur des vols légaux et sur des privations de liberté (quelqu’un qui veut volontairement instruire son enfant à domicile et non à l’école, par exemple, sait à quel point cela est difficile). Des citoyens bien informés se rendraient compte que la plupart des services publics (au-delà de n’être publics que sur le papier) répondent beaucoup moins bien à leurs attentes que d’autres systèmes et n’ont souvent de solidaires ou de « bien commun » que leurs noms (Il étend ce raisonnement assez loin et beaucoup de lecteurs s’en trouveront gênés).
Comme dans les conceptions anarchiques (mais avec une perspective différente), l’accent est mis sur l’importance des fédérations et des associations d’individus. Le peu de cas que l’auteur fait du politique en général et sa croyance (parfois étayée, parfois beaucoup moins) en une forme d’auto-organisation naturelle rend ces procédés assez flous. On veut bien y croire (un peu), mais on demande à voir (de manière moins pressante que pour l’anarchisme, mais finalement similaire).
Dans la quatrième partie l’auteur a le mérite de développer des exemples et, en quelque sorte, d’appliquer sa théorie à des cas concrets : les transports urbains, les accidents de la route, le tabagisme, l’écologie etc. Même si c’est dans cette partie que l’auteur laisse transparaître le plus clairement sa croyance extrême au libéralisme, même si c’est là où il est le plus insupportable (il nous dit par exemple que les conducteurs lents « volent » du temps aux conducteurs rapides, et utilisent plein de formules, voire de calculs utilitaristes de ce genre qui m’ont paru exécrables), il a le mérite d’être cohérent dans ses développements.
Les discussions sur les monnaies concurrentes et sur la possibilité de faire disparaître les banques centrales, par définition non responsables (comme tout ce qui est rattaché à l’État), m’ont intéressé.
On peut regretter que l’auteur critique (de manière pourtant intéressante) la démocratie en partant d’une définition caricaturale de celle-ci (il fait comme si notre système était une démocratie). C’est un peu étrange de réclamer une discussion sur le libéralisme à partir de conceptions précises, et dans le même temps de considérer que les gouvernements parlementaires actuels, qui ne reposent sur aucune philosophie réelle de la représentation (qu’est-ce que ça veut dire qu’un maire ou un député vous représentent ? Juridiquement, symboliquement, et surtout dans les faits), sur une absence totale de responsabilité (et sur ce point Salin a raison, le mandat impératif est banni de la constitution française, ce qui veut clairement dire qu’un élu n’a aucun compte à rendre à ses électeurs), et sur une éviction presque constante des citoyens de toute forme de décision (soit parce qu’ils sont considérés comme trop cons, soit parce que c’est trop compliqué, soit parce qu’en fait, leur ayant servi une idée fausse de la démocratie qui tient le coup, on ne les voit que comme un paquet d’électeurs), de considérer ces gouvernements, disais-je, comme des démocraties, c’est un peu limite, un peu faiblard, un peu dommage. On peut aimer ou non notre système actuel, mais l’appeler démocratie (pouvoir du peuple ou pouvoir des citoyens), c’est un abus de langage.
De manière générale, le principal défaut de l’auteur est son incapacité à douter. Il nous présente le libéralisme comme la seule solution à presque tous les grands problèmes moraux, sociaux, politiques, écologiques et économiques affrontés par les êtres humains. Il ne lui attribue aucune partie obscure, aucun déséquilibre sérieux, aucune faille ou aucune limite que l’expérience pourrait révéler (même s’il ne dit jamais que c’est un système parfait, il soutient toujours que c’est le meilleur). Ce peu de nuances a de quoi laisser dubitatif et dénote un attachement un peu fervent à une philosophie.
Salin ne suggère jamais que l’efficience à outrance, la concurrence systématique, l’innovation constante, sans qu’elles soient toujours néfastes, peuvent renvoyer l’image d’une société nerveuse et hystérique, où la liberté des uns peut finir par empiéter, de manière indirecte, sur celle des autres. Une société où les individus doivent se renouveler en permanence pour produire des richesses, doivent être prêts à se déplacer si l’offre ne leur correspond pas autour d’eux et à changer de métier régulièrement. La liberté peut-elle donc se concevoir sans des questions d’identité et de stabilité ? Sans des attributs qui appartiennent aux sociétés fermées (et donc non libérales) ? Même si je peux (plus ou moins) adopter le monde de vie que je veux dans un monde réellement libéral, si l’innovation technique se fait autour de moi tous azimuts, la liberté annoncée devient très relative.
De même Salin ne parle jamais de publicité, de marketing, de manipulation, d’industries culturelles.
Il évite les questions de culture, d’identité, de symboles, de morale, laissant parfois le lecteur un peu dans le brouillard quant à l’incroyable efficacité de son système. La destruction créatrice devient un maître mot (avec l’enrichissement et la prospérité).
En nous présentant l’individu comme le noyau de la conception libérale ( en quelque sorte opposé à la société), Salin se place très logiquement dans le sillage des fondateurs intellectuels du libéralisme (qui ne peuvent pas être vus, aujourd’hui, comme des libéraux, par exemple Hobbes ou Rousseau). L’individu est conçu comme une monade abstraite et élémentaire. Il est bien défini, il est considéré comme l’élément premier de la réflexion. Il a l’air de se façonner lui-même, à partir de ses désirs et de sa volonté. Il pourrait ne pas avoir de parents, de famille, de culture. Vivre en couple et avoir des enfants est pour lui un choix rationnel et ne dépend pas de quantités d’autres facteurs. Il n’est pas vu comme une création culturelle (en l’occurrence originairement occidentale), mais comme l’essence de toute création (surtout la création de richesse).
La phobie que l’auteur semble parfois développer envers tout ce qui porte atteint au désir individuel (par exemple sur le sujet des transports publics et de l’utilisation de la voirie, à propos desquels il soulève des problèmes réels) n’est pas toujours entièrement justifiée, se ramenant souvent à l’impossibilité de comparer l’intérêt d’un groupe à celui d’un individu. Cette incommensurabilité ne me semble pas suffisamment étayée et pourrait, de ce fait, être renversée à la faveur du groupe, sans changer ses arguments.
De manière générale, Salin ne prend pas assez sérieusement en compte la notion d’individuation, c’est-à-dire le processus qui permet de voir émerger un individu. Comme disait Gilbert Simondon, c’est ce processus (l’individuation) qui fait naître d’un côté les institutions sociales, les significations collectives, et de l’autre les individus, qui sont les deux termes d’une relation constante (et non pas des éléments qui préexistent à cette relation). Une psychologie est donc toujours individuelle et collective et aucun individu ne préexiste à ce processus.
Les termes de bases qu’ils utilisent (liberté, individu), s’ils se comprennent bien dans sa conception personnelle, sont malgré tout définis de manière partiale et, pour quelqu’un qui part d’une conception différente, son édifice devient fragile.
Par exemple, la contrainte, qui est ici vu comme l’antithèse de la liberté (bien que Salin apporte des nuances à cette idée) ne me semble pas, personnellement, absolument contradictoire avec la liberté et avec l’expression du désir individuel.
Le sens des limites, la possibilité de se voir refuser des choses, le fait d’avoir été confronté à un non, à une impossibilité, peuvent participer de la formation d’un individu plus libre et plus responsables que la toute puissance et l’absence de contraintes. (Nietzsche, par exemple, qui est pourtant un individualiste, insiste souvent sur ce point)
Après tout, si on considère comme normal qu’un enfant ne décide pas de ce qu’il veut faire à la mesure d’un adulte, si on considère donc qu’il n’est pas autonome et que l’âge de la majorité est en partie arbitraire (aujourd’hui, il y aurait autant d’arguments pour l’avancer que pour le reculer), alors on accepte qu’il y ait des situations où l’on juge « naturel » (comme allant de soi) qu’un individu ne prenne pas forcément les décisions pour lui-même. Et cela n’est pas vu comme une atteinte à sa liberté, mais comme une condition de possibilité de sa liberté future. Ce genre de conceptions n’entre pas en compte dans la logique de Salin et dans la conception libérale en général.
Pour paraphraser le psychanalyste Jean-Pierre Lebrun, « la condition humaine n’est pas sans conditions » et, d’un point de vue anthropologique, il y a des oublis dans la conception de l’individu du libéralisme.
L’autonomie (la capacité de choisir et de décider librement) naît et grandit à partir de l’hétéronomie (le fait de ne pas choisir). C’est-à-dire que personne ne naît autonome, contrairement à ce que suggère implicitement le libéralisme, en ne prenant jamais en compte les conditions (parfois tragiques) de l’autonomie, les conditions de l’individuation. L’autonomie est toujours un processus (et cela veut dire que certains ne le deviennent jamais). Le droit individuel et la propriété ne suffisent pas à réaliser ce processus.
Personne ne décide de la langue qu’il parle, des règles de politesse qu’il intègre, du type de savoir qu’on lui apprend à l’école, de la gastronomie de son pays, de l’environnement technologique dans lequel il grandit, de la composition de sa famille et, en fait, d’une quantité astronomique de significations imaginaires qui le constituent malgré lui. Et c’est parce qu’il ne les choisit pas, psychologiquement, que se forme une identité, une personnalité, et qu’il peut ensuite décider de s’en éloigner (à l aide de certaines conditions). Il me paraît donc toujours pertinent de se poser la question : y a-t-il des conditions qui favorisent plus l’autonomie et la liberté mais que l’individualisme ne permet pas de maintenir ? Doit-on ou peut-on en prendre soin par des procédures communes dont les formes restent à décider et qui ne peuvent se limiter au contrat et à l’association ponctuelle ? Est-ce que le libéralisme ne saute pas aisément par-dessus ces conditions ?
Il n’empêche que Salin a raison de critiquer ce qu’il appelle le constructivisme (toute conception qui veut façonner la société de l’extérieur, de manière mécaniste, en imposant des règles a priori, sans laisser la responsabilité à ses membres de la transformer eux-mêmes) en rappelant que vouloir la liberté, la justice ou l’égalité à la place des autres, cela mène dans des impasses sans nom. Le problème c’est qu’il emporte dans cette critique toute possibilité de limitation collective, symbolique ou partagée qui ne passe pas par un contrat (qui est donc choisie), ce qui me paraît quand même sujet à débat.
De manière plus générale, les critiques du constructivisme qu’il développe (socialisme, étatisme, communisme) ont au moins un mérite : elles mettent en valeur des contradictions possibles, voire parfois évidentes, entre ce que les gens pensent vaguement (par exemple, j’aimerais une société plus juste, plus écologique, plus égalitaire) et les moyens qu’ils défendent ou qu’ils mettent en œuvre pour soutenir ces idées (qui aboutissent souvent à des résultats complètement opposés). Se dire humaniste, c’est bien, mais encore faut-il faire ce qu’il faut pour aboutir à un monde plus humaniste.
Bien évidemment, les préjugés qui existent autour du libéralisme, et les partis pris de l’auteur, parfois très marqués, en rebuteront plus d’un. Mais je crois que ce sera souvent plus pour des raisons idéologiques que pour des raisons réelles, car l’auteur fait toujours l’effort d’argumenter correctement son propos (et qu’on ne soit pas d’accord avec lui n’est pas un problème, au contraire). L’ouvrage permet de rappeler que sans une réflexion claire (par exemple qu’entend-on par humanité, bien-être, solidarité, état, liberté, égalité, public, démocratie, progrès etc), sans une réflexion nuancée qui accompagne les passions personnelles ou l’aveuglement idéologique, sans capacité de se projeter au-delà des causes apparentes, une discussion politique est vouée à s’empêtrer dans des contradictions sans nom et des propositions dépourvues de sens.
Créée
le 17 mars 2021
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