Chapoutot le goupil
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le 31 janv. 2020
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Les Allemands, on le sait, ont eu du mal à faire le ménage à la fin de la Seconde guerre mondiale. Ce n'est pas à la patrie de Maurice Papon de leur donner des leçons.
Johann Chapoutot s'est penché sur la carrière, les écrits et le devenir après-guerre de hauts cadres du SD. Ces gens écrivaient dans une revue et animaient une société qui s'efforçait de définir une gestion des ressources humaines typiquement nazies.
De manière peut-être contre-intuitive, les nazis n'aimaient pas l'Etat, synonyme de lenteur bureaucratique, de soutien aux faibles qui va contre le darwinisme social, et de manière générale de frein à la liberté de la belle brute germanique. Qu'en conclurent des gens comme Rheinhardt Höhm, disciple de Carl Schmitt avant de participer à l'éviction du maître pour faire antichambre chez Himmler et Heydrich ? Que face aux cruels manques de cadres dans la machine d'oppression allemande, le meilleur système était celui consistant à fournir aux exécutants des missions en leur laissant toute latitude, mais aussi toute responsabilité en cas d'échec. Un système qui a le mérite de faire de la haute hiérarchie, derrière une apparente confiance qui délègue, une instance toute puissante.
Arrive 1945... tous ces braves garçons changent d'identité, font profil bas, courtisent le privé, réveillent des cercles de solidarité, entrent au DFP. Höhm va devenir le pape du management symbole de la renaissance ouest-allemande. Il reprend ces théories en enlevant les aspects antisémites, racistes et trop ouvertement darwiniens. Et ça marche : les entreprises, mais aussi l'armée puis les administrations publiques en redemandent. Car il a su présenter sa thèse comme la parfaite incarnation de cette démocratie libérale atlantiste qu'est la RFA.
Pourtant des vocables font tiquer, et derrière le mot de "collaborateur", on retrouve la même obsession des nazis de nier les rapports de classe au nom de la Gemeinschaft ("communauté"). Mais les notions d'efficacité, d'agilité, de performance sont héritées du Reich.
Bon, et comme le karma existe, en 1974 le passé nazi de Höhm et les petits copains qu'il a amené au sein de son institut ressort, et il finit relativement ostracisé. Mais de toute façon, les théories de Peter Drucker ont supplanté les siennes, alors qu'elles en sont une version édulcorée.
Un livre court (lu en une après-midi sur ma terrasse), qui va à l'essentiel. Attention à ce que ce livre n'est pas (comme le rappelle Chapoutot dans l'introduction) : il ne fait pas une généalogie du management humain dans le nazisme, mais montre que ce dernier a pu y camoufler ses conceptions sans difficulté.
Si le travail et le savoir historiographique de Chapoutot sont irréprochables, je dois avouer qu'il y a juste un aspect qui me laisse sur ma faim. Au fonds, pour la partie nazie, les analyses du management nazi ne se situent qu'à deux niveaux : à un niveau global déjà assez bien étudié, notamment par Ian Kershaw ; au niveau des textes théoriques rédigés par Höhm et ses compères pendant leurs folles années d'hybris nazie. Mais au fonds, on aurait aimé dans l'idéal trouver un exemple concret de ce management "à la nazi", ne serait-ce que dans l'armée ou dans une entreprise nazifiée. Car au fonds, la situation était tellement chaotique dans le IIIe Reich qu'on ne peut savoir si ce que décrit Höhm est la situation qu'il observe, ou ce qu'il appelle de ses voeux, ou un mélange des deux.
Ce n'est pas très clair et c'est dommage car les prémisses de cette analyse sont très stimulantes. ça ne m'aurait pas dérangé que le bouquin fasse 400 pages plutôt que 140.
Ce petit bémol mis à part : pitié la NRF, arrêtez avec les notes de fin d'ouvrage. C'est nul, plus personne ne fait ça.
Créée
le 7 sept. 2023
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