Je dois faire confiance à mon oubli comme à ma mémoire, c’est-à-dire au temps. Chaque lieu choisi s’incruste. Ils ne me quittent plus. Je dois pourtant, d’une année sur l’autre, apprendre à les perdre et à les retrouver, oublier ce que j’en ai dit, savoir les surprendre, me surprendre. Je ne sais pas très bien à quoi rime ce projet : fixer des instants intacts, les soumettre à l’épreuve du temps : perdre le temps retrouvé, figer sur une grille arbitraire mais nécessaire pourtant, des lieux, des époques, des instants, tous loin.
J’ai fini de parcourir, dans sa version numérique, l’édition des Lieux de Perec, projet inachevé dans lequel il prévoyait de visiter régulièrement pendant douze ans , selon un ordre mathématiquement fixé, douze lieux parisiens ayant marqué son histoire, et d’en livrer alternativement une description au présent et un récit au passé retraçant ses souvenirs dans chaque quartier.
Initié en 1969 et abandonné en 1975 après plusieurs années difficiles pendant lesquelles Perec accumule les retards de rédaction, Lieux est de manière extrêmement manifeste un échec. Perec cerne dès la première année les faiblesses structurelles de son projet : non seulement son origine, qui remonte à une rupture douloureuse, mais aussi l’arbitraire du choix des lieux (parmi ses bêtes noires, le quartier de la rue Junot, dans le 18e : « quartier con », « qui m’emmerde »), l’impossibilité de revisiter si souvent un même endroit en lui faisant dire de nouvelles choses, et la tentation de recourir toujours, pour compenser, à un propos métatextuel, un commentaire sur le projet en train de (ne pas) se faire.
Parcourir les 133 textes produits - un peu plus de la moitié de l’objectif - est, pour cette raison même, un peu décourageant. Perec s’y montre souvent amer face à ce projet qui le lasse.
S'il s'obstine, c'est semble-t-il faute de savoir, dans les premières années, quelle meilleure forme littéraire donner à ses projets autobiographiques, et aussi à cause de son obsession pour la mémoire et sa hantise d'oublier comme il a oublié son enfance (dans un des textes décrivant le quartier Gaîté, il écrit : « Tout cela de mémoire : la développer (jeu de kim urbain) », soulignant cette dimension d'exercice mental). Le tout dernier texte, très révélateur du fardeau que devient rapidement Lieux, est le simple relevé d'un graffiti sur une palissade de la rue
Vilin : « Travail = torture ».
Sans surprise vu l'histoire du projet, il faut donc beaucoup aimer Paris et Perec pour trouver émouvants ces va-et-vient souvent répétitifs et ces ressassements que l'auteur lui-même semble trouver insupportables.Découvrir le visage passé de quelques quartiers connus de la capitale (pour moi, en particulier, la place d'Italie et le quartier Contrescarpe, et de manière plus périphérique la rue de l'Assomption, Jussieu et Mabillon) est évidemment un plaisir. C'est aussi l'occasion, plus troublante, de faire l'expérience d'une autre manière d'envisager la ville, de la comprendre dans ses interconnexions (un exemple simple : « Dans ma géographie personnelle, Mabillon est la clé du Quartier latin, sa porte principale », écrit Perec, ce qui me semble presque un contresens dans la lecture de la ville : ma géographie personnelle n'est pas celle de Perec).
Ce petit exercice de décentrement, dans le temps et l'espace, est bien sûr largement supplanté par la curiosité et l'intérêt à retrouver au fil des fragments des images encore insoupçonnées du jeune Perec, qu'il évoque ses amitiés et ses amours ou bien, particulièrement dans les textes sur la rue Vilin où il passa ses six premières années, sa prime enfance et ses rares souvenirs de ses parents. On peut voir dans Lieux la matrice de tous les textes à venir incorporant des fragments d'autobiographie, de W à Je me souviens en passant par Espèces d'espaces : tous entrent en chantier dans les mêmes années, et semblent vampiriser peu à peu à peu Lieux : ainsi la rue Vilin, revue en long et en large pour écrire W, finit-elle par tomber elle aussi dans une certaine disgrâce.
On trouve d'ailleurs tout au long des textes-souvenirs de nombreuses réminiscences deja familières pour les lecteurs de Perec : le souvenir du déchiffrement d'une lettre de l'alphabet hébreu rue Vilin, la lecture de Dumas, le Charlot parachutiste offert juste avant le départ pour la campagne. En cela, comme un miroir des destructions programmées de toute la rue Vilin, entièrement rasée avant d'être reconstruire à neuf, Lieux permet de manière touchante de mesurer l'épaisseur de ce qui disparaît, dans la ville comme dans la mémoire, et de ce que Perec est parvenu à sauvegarder.
Je termine en saluant le choix des éditions du Seuil de publier ce texte gratuitement en ligne en parallèle de l'édition papier, sous l'impulsion semble-t-il de Sylvia Richardson, cousine, filleule et ayant-droit de Perec. C'est à la fois un geste inattendu et généreux et une belle manière de laisser toute sa potentialité à cet ensemble de textes qui n'aura jamais de forme définitive, et dont le principe même invite à une navigation libre.