C’est un roman tellement riche qu’on ne peut en faire le tour, intéressant à la fois par son contenu et par sa forme. Il faut prévenir les lecteurs de persister après la première partie (il y en a 4), qui présente un enfant de 6 ans très désagréable et odieux, l’année de ses 6 ans en 2004. Chaque partie est créée autour d’un enfant de la même famille, en remontant dans le temps jusqu’en 1945-46. Ce que les enfants vivent, voient et entendent enrichissent le récit familial et tissent une toile psychologique foisonnante. Le premier petit personnage, Sol, a donc hérité de cette lourde histoire familiale ; sa souffrance s’exprime dans son dérèglement total, son goût macabre (pour les tortures et viols), ses pensées de toute-puissance. Il y a d’autres manières à la souffrance de s’exprimer et je trouve que le tableau est non seulement chargé, mais complaisant avec les craintes contemporaines. A ce sujet je trouve judicieuses les remarques de Julie D. Est-ce possible qu’un petit enfant de 6 ans soit livré complètement à lui-même et trouve sur la toile tous les sites les plus cruels, alors que sa mère est hyper-possessive et protectrice ? arrive-t-il à grandir alors qu’il est anorexique ? Le 2ème enfant, le père de Sol, est le plus touchant et a la chance d’avoir un père chaleureux plein d’humour, Aaron, un personnage qu’on regrette de quitter. Entraînés tous deux par la mère, Sadie, en Israël où elle fait des recherches, ce voyage changera leur vie. L’enfance de Sadie est douloureuse et traumatisante, on comprend qu’elle n’en sorte pas indemne. Mais il est curieux que sa mère, après tout ce qu’elle a vécu (3 arrachements familiaux, des mensonges, des non-dits), ait une espèce de légèreté et de grâce, elle est décrite comme une personne solaire, diaphane, lumineuse, baignant dans un espace non-temporel, dont la source est son art car elle est chanteuse et sa voix est un subtil instrument n’ayant pas besoin de paroles pour exprimer le vent ou les émotions. Dans cet hors-temps, elle est sourde et aveugle à la souffrance de sa petite fille, Sadie. Tout comme elle anesthésie toutes les émotions relatives à son passé traumatique. Bébé ukrainien kidnappée par les nazis et élevée dans un foyer allemand hitlérien (et aimant), à la libération elle est envoyée par les forces d’occupation américaines dans une famille ukrainienne sans lien avec la sienne, au Canada. Famille très stricte qu’elle quittera dès que possible, mais à qui elle confie sa fille dont elle ne peut s’occuper. Le seul lien affectif d’Erra est ce garçon plus grand qu’elle, polonais enlevé lui aussi et placé dans la même famille allemande, qui lui a révélé son origine et qui la retrouvera vingt ans plus tard. Lorsqu’il se suicide, elle arrive à reconstruire une histoire amoureuse avec une femme, un lien qui cette fois-ci pourra s’étendre dans le temps et trouver sa plénitude. Nancy Huston suppose à l’art des dons de guérison et de vitalité et on veut bien la suivre. Ces quatre récits emboîtés remontant la chaîne du temps d’une famille le long de ses lignes de faille, sont à chaque fois vus et racontés par un enfant à une époque différente, chaque enfant y faisant un voyage qui marquera son existence. Un roman très riche, qui secoue, et je pense qu’il supporte une relecture.