Pourquoi - et comment - écrire la biographie d'un homme, d'un écrivain dont toute l'oeuvre est a priori auto-biographique ? Pour faire mieux connaître un artiste qu'on admire et qui est finalement peu connu / reconnu en France ? Pour pouvoir raconter une histoire de l'Union Soviétique finissante et de la Russie contemporaine à la manière objective du journaliste qui ne court ni après le scoop ni après le scandale, sans avoir l'air d'y toucher ? Pour parler en fait de soi, de sa famille sans sombrer dans l'égotisme courant du littérateur franchouilard ? Pour illustrer la grandeur improbable mais toujours possible de l'âme humaine à partir de la description sans complaisance (mais pleine d'un honnête intérêt) d'un monstre de contradictions ? Un peu de tout cela sans doute, mais aussi l'un de ces gestes gratuits, un peu absurdes qui donnent parfois naissance à de la vraie, à de la grande littérature. "Limonov" est peut-être bien le meilleur livre d'Emmanuel Carrère, un écrivain qui compte pour moi, je l'avoue. Un écrivain qui me parle, parce qu'il vient, comme moi, de la SF des seventies qui a affronté l'absurdité du monde (Philip K. Dick, le plus grand prophète de notre civilisation), et qu'il a bifurqué peu à peu vers la "résistance" dans ce qu'elle a de plus modeste, de plus humain... "Limonov" est un grand livre moderne qui parle du monde sans illusion certes, mais sans affectation ni complexes non plus : les paradoxes irréductibles de la nature humaine y sont considérés avec tout le respect qu'on leur doit, sans jamais sacrifier ni au politiquement correct, ni à la provocation... Ce qui force d'ailleurs l'admiration quand on pense que la politique - au sens large du terme - contemporaine est l'un des thèmes du livre. "Limonov" se dévore comme un best seller, grâce à un style "objectif" et efficace qui doit plus à la littérature américaine qu'au souci de la forme français... mais il nous élève l'âme comme un roman russe classique. Ce qu'on doit appeler un tour de force.