C'est parce que son originalité est prodigieuse que ce roman est dit expérimental : c'est en fait un long dialogue entre multiples personnages mystérieux, coincés dans un au-delà nébuleux (le « bardo »), qui servent alternativement de narrateurs — et dont les noms sont notés un peu à la façon d'une pièce de théâtre, en plus écrits en bas de casse pour marquer le trouble et la dégradation de leur situation — ; ces interventions sont quelquefois entrecoupées par des chapitres composés de rapports et témoignages tantôt fictifs, tantôt réels, qui racontent la mort de Willie Lincoln et le deuil de son père Abraham avec beaucoup de subjectivité.
Passé la confusion première, puis l'ébahissement inévitable, c'est la curiosité qui pousse le lecteur de plus en plus loin dans le roman, et donc dans son univers paranormal. Le travail sur le langage est impressionnant : se mêlent néologismes et formules désuètes, une combinaison efficace déclinée dans plusieurs registres pour correspondre à chaque fois au caractère de l'intervenant (par moments c'est la vulgarité qui l'emporte, à d'autres la ponctuation disparaît tout à fait), si bien qu'il aura fallu patienter longuement avant d'avoir une chance de lire cet étrange (et fascinant) objet littéraire en français : c'est une traduction qui demande beaucoup de soins.