Ce roman s'appelle Dolores.
Depuis ma première lecture, Lolita a rejoint le rang de mes livres favoris, je l'ai relu depuis et aimé encore plus. C'est d'autant plus difficile d'en parler correctement, mais je tiens moi aussi à lui faire ma petite déclaration d'amour.
Nabokov est un génie. C'est ce que je me suis dit à la lecture des premières lignes de Lolita. Les critiques qui vantent le style de Nabokov sont nombreuses et il n'y a aucun doute à avoir à ce sujet : sa réputation est entièrement méritée. Je n'ai toujours rien lu d'autre de la plume de Nabokov, alors je ne sais pas encore où se situe l'écart entre son style personnel et celui du narrateur de Lolita, Humbert Humbert, mais si Nabokov est un génie, Humbert Humbert n'en est pas loin. Tout le monde le cite :
« Lolita, light of my life, fire of my loins. My sin, my soul. Lo-lee-ta: the tip of the tongue taking a trip of three steps down the palate to tap, at three, on the teeth. »
C'est beau, n'est-ce pas ? C'est vivant, c'est sensuel et, déjà, on pourrait presque tomber dans les filets de ce poète maudit. Oui mais, vous voyez, c'est aussi un aveu.
Humbert Humbert essaie parfois de nous faire croire qu'il n'est pas intéressé par le sexe, qu'il est un être tout de douceur et de sensibilité. Son amour est pur, parce qu'au fond, il n'est lui-même qu'un enfant enfermé dans un corps trop grand... Bien sûr, ses pulsions de violence très tôt dans le roman, sa brutalité à moitié confessée envers Dolores dans la deuxième partie, le contredisent progressivement et même les lecteurs séduits dans un premier temps en arriveront vite à le détester, mais peut-être pas totalement. Ne serait-ce que sur SC, de nombreux lecteurs ont apparemment été sous le charme jusqu'au bout. On le déteste mais, en même temps, ce qu'il peut être touchant, drôle et intelligent, ce Humbert Humbert...
Il déteste la psychanalyse freudienne mais s'en sert allègrement pour se mettre le lecteur dans la poche : un traumatisme ou deux dans l'enfance et le voilà tout pardonné. (À ce sujet, la préface est assez comique.) Quelques compliments aux lecteurs avisés, quelques piques aux « femmes frigides du jury », un catalogue de références à des auteurs qu'il cite et pastiche, à la fois pour justifier sa déviance et pour flatter son lecteur cultivé – son égal, en fait. Mais il est complètement ambivalent, il ne maîtrise peut-être pas toujours tout. Il se dit poète, puis se contredit, dit que les poètes ne sont pas des meurtriers mais écrit ses mémoires alors emprisonné pour meurtre.
Par rapport à l'incipit, on découvre par la suite que Humbert Humbert utilise le mot « life » pour signifier « pénis ». On peut vraiment dire que, dès le début, il avoue bien que son désir pour Lolita est avant tout sexuel, même si on avait envie d'y lire l'expression d'un amour passionné. Sans parler du fait que sa description du nom dont il affuble Dolores évoque la chasse à laquelle il se livre durant toute la première partie, comme un chat qui laisse la souris s’échapper et la rattrape par la queue au dernier moment. Ta.
J'ai été séduite aussi, au début, ça me semble inévitable pour vraiment apprécier le roman. Ceux que le dégoût submerge dès le début n'ont pas l'air de réussir à apprécier l’œuvre, il ne se font avoir ni par Humbert Humbert, ni par Nabokov.
Mais on passe à côté de tellement de choses si on ne parvient pas à s'émanciper du point de vue de Humbert ! Avant tout, on passe à côté de Lolita, de Dolores, la gamine, pas la nymphette. La voilà, la partie de cet avis qui me tient vraiment à cœur.
Je l'ai trouvée touchante, attachante, bien plus que Humbert. Elle était réelle, cette jeune adolescente américaine, en conflit avec sa mère, qui découvre son pouvoir de séduction sur la gente masculine, fait ses petites expériences. Vulgaire et innocente comme l'Amérique, a dit mon prof, mais surtout comme une gamine intelligente, insolente et drôle, son impudeur un vestige de l'enfance bien davantage qu'un outil de séduction. Et j'ai trouvés révoltants les avis de ceux qui la voyaient comme Humbert voulait qu'ils la voient. « C'est elle qui m'a séduit », dit-il, et trop nombreux sont ceux qui le croient, même rien qu'un peu. Elle l'a séduit malgré elle, elle l'a peut-être séduit pour jouer, pour rendre sa mère jalouse, mais elle ne l'a pas séduit pour qu'il entre dans son jeu, pas vraiment, l'adulte est censé poser les limites. Humbert, avec ses gros sabots, n'a pas à se faire prier et vient piétiner son enfance, son innocence, prétendument dans le but insensé, mais plus fort que lui, de revivre la sienne.
Je ne dis pas que, dans toute sa perversité, Humbert Humbert n'éprouve pas la moindre affection pour Dolores. Parfois, il est peut-être sincère, au moins, il croit l'aimer, même s'il veut avant tout littéralement la posséder. Il parle parfois d'elle avec une tendresse évidente, touchante, qui me semble autant être la tendresse et la compassion que Nabokov éprouve pour cette gamine à qui il fait subir l'enfer, compassion dont Humbert est généralement totalement dénué, mais qui devrait absolument être celle du lecteur.
Ce n'est pas Roméo et Juliette, c'est un bourreau et sa victime privée de parole tout au long du roman et de volonté propre – c'est comme ça qu'il choisit de la voir, explicitement, comme sa propre création, sa chose –, mais elle parvient à lui échapper, même si c'est pour se retrouver dans la gueule d'un autre loup, qu'au moins, elle a choisi. Et c'est ça, pour moi, le plus bouleversant, cette gamine prise au piège dont les efforts désespérés semblent vains ; et c'est la vision de Dolores, quelques années plus tard, qui essaie de vivre sa vie malgré toute son histoire, qui me fait encore monter les larmes aux yeux. Son destin est le plus tragique, même si les deux (les trois) sont liés, même si Humbert est plus qu'un simple calculateur froid.
Bon sang, ce n'est pas Humbert qu'il faut aimer, ce n'est pas lui qu'il faut regarder, c'est elle, c'est Dolores.