Comme il est très judicieusement écrit dans la préface de mon édition Folio acheté avec un chèque Cadhoc, Lolita est un cas très rare dans l'histoire de la littérature. Un cas très rare du fait que l'inévitable parfum de scandale qui a exhalé à l'époque ne s'est nullement estompé depuis ; au contraire devrais-je dire, il s'est même amplifié. Tant mieux ai-je envie de dire.
Oui, parce que ce livre nous plonge dans l'esprit d'un pédophile. Plus dérangeant, plus controversé, on meurt. D'ailleurs, au passage, il faut corriger un malentendu, car autre cas très rare, pour ne pas dire unique, dans l'histoire de la littérature, à savoir l'archétype complètement faux. Lolita, la protagoniste de l'histoire, n'est pas une petite allumeuse bien en-dessous de l'âge adulte qui s'habille d'une manière provocante pour séduire le monsieur déphasé et le pousser à lui faire l'amour ou au moins pour l'allumer ce pauvre monsieur. Non, Lolita est une jeune fille normale, avec ses naïvetés contrastant avec ses perversités lucides, qui est violée par un pervers.
Donc Vladimir Nabokov, puisque c'est lui l'audacieux, va nous faire plonger dans l'esprit d'un pédophile. On va se retrouver à le suivre pendant 500 pages. On va voir la pédophilie à travers son œil de pédophile (c'est lui qui raconte !). Pédophilie qu'il va justifier (oui, parce que c'est un intellectuel esthète et hyper-cultivé, l'animal !) par des arguments d'ordre intellectuel, esthétique, historique ou encore ethnographique. Le tout avec de fréquentes pointes d'humour qui le rendent sympathique au grand écœurement du lecteur lorsque celui-ci prend du recul.
On suit un pédophile intellectuel, cultivé, etc... qui arrive à nous donner l'illusion d'un monde rose bonbon au parfum de rose, où ce qui est horrible, ce qui va très -trop- loin, est tout de suite allégé par ces redoutables pointes d'humour. Ben, c'est à peine si ce n'est pas plaisant à lire tout cela. Et puis, peu à peu, la douce mécanique se dérègle, notre protagoniste se voit de plus en plus comme il est réellement, comme les choses sont réellement ; et, bien évidemment, en conséquence, le lecteur comprend peu à peu pleinement les choses. Le rose bonbon fait place au crade, le parfum de rose au rance.
Et là on se dit que Vladimir Nabokov (que je n'ai pas suffisamment cité, après tout il a juste écrit un des romans les plus audacieux mais aussi un des plus célèbres de tous les temps ; ce n'est pas rien !) a eu le lecteur avec maestria. Et on se trouve con d'avoir ressenti, même d'une manière sporadique et involontaire, de la sympathie pour un pédophile. Cela pousse à une véritable réflexion sur la puissance du choix du point de vue narratif, ou carrément du narrateur, adopté sur l'esprit du lecteur. Cela pousse à reconsidérer entièrement ce que l'on a lu jusqu'ici.
Donc, en plus d'avoir écrit une des œuvres les plus audacieuses et célèbres de tous les temps, d'avoir un véritable archétype qui va bien au-delà de la littérature, même s'il a été totalement faussé depuis (d'ailleurs il suffit de comparer la couverture de la première édition Livre de poche du livre avec toutes celles d'aujourd'hui, dont la mienne !), Vladimir Nabokov est un grand manipulateur littéraire.
Enfin, dernier point, l'émotion. Pour faire de l'émotion en littérature, rien de plus sûr et de plus fort que des personnages vrais. L'objectif est ici pleinement atteint. Je ne suis pas parvenu à détester autant que je l'aurais voulu le personnage principal et narrateur (en grande partie certainement donc parce que c'est justement le narrateur !). Et puis, chose que je trouve absolument poignante, c'est le mystère autour de Lolita. On ne sait pas qui est réellement et totalement Lolita. J'aurais bien voulu connaître les pensées de ce beau personnage tragique. Même dans ce que l'on ne sait pas, cette oeuvre arrive aussi à être particulièrement puissante et mémorable.