Eric-Emmanuel Schmitt c'est un peu un plaisir coupable. Du moins ce qu'il a écrit avant d’accéder à une notoriété telle qu'il se permets d'écrire de la philosophie de comptoir PMU du dimanche matin. Depuis la dernière fois que j'avais lu ce roman, de nombreuses années se sont écoulées, et par hasard, cet hiver, dans une médiathèque, je suis retombé sur un exemplaire de Lorsque j'étais une œuvre d'Art. Sincèrement, ça m'arrache les doigts de l'écrire, mais je dois avouer qu'il est bon. Mon sujet de recherche dans le cadre de mes études porte sur le corps, la performance et la récupération de l'identité via un art vivant et j'ai trouvé que ce roman soulève des points intéressants sur le thème. E.E. Schmitt a, pour moi, bien pointé du doigt les dérives monstrueuses auxquelles s’adonnent certains artistes plasticiens contemporains comme Orlan qui n'ont aucune limite et cherchent à aller toujours plus loin dans les violences qu'ils s'infligent, soi-disant au nom de l'art. Tazio est un jeune homme de vingt ans, un raté qui se sent mal aimé, banale, laid. Il prend donc la décision de mettre fin à ses jours mais juste avant de se jeter au fond la falaise, Peter-Zeus Lama, un artiste de renommé internationale, lui propose un marché: le transformer en une œuvre d'art, en sculpture vivante et enfin lui donner la gloire que le suicidaire a toujours envié à ses deux stars de frères. Le contrat est simple: Tazio s'engage à devenir la propriété de Lama, son esclave; l'artiste sera maitre de son corps et de son esprit. Le jeune homme, qui de toute façon s'estime perdu, se laisse séduire par la proposition. C'est alors que l'artiste contemporain va faire de lui sa chose, le transformant en monstre, lui interdisant de parler car une œuvre ne parle pas. Tazio se retrouve emprisonné dans son propre corps, à la merci de celui qu'il appelle son "bienfaiteur". L'être-oeuvre se laisse alors aller à la fatalité et à la dépression, Peter-Zeus étouffant chacune de ses tentatives de rébellion, le modifiant à sa guise comme s'il n'était qu'une boule de glaise. les transformations sont de plus en plus abominables et révélatrices de la perversion qui habite l'artiste. Tazio décide de se laisser mourir, jusqu'à sa rencontre avec Hannibal, un peintre et sa fille, qui le pousseront à reprendre son identité. Eric-Emmanuel Schmitt nous offre ici une belle matière à réflexion sur la prétention humaine à vouloir s'élever au-dessus de Mère Nature en modifiant, implantant, clonant, s'acharnant à maintenir en vie à tous prix quitte à déshumaniser et allant toujours plus loin dans les expériences au mépris de l'éthique. L'évidence est frappante, un artiste qui porte le modeste nom de Zeus cherchant à créer un homme nouveau, le premier du genre. E.E. Schmitt nous rappelle que le péché d’hybris n'est jamais resté impuni. Ce qui m'a frappé aussi dans ce roman c'est l'extrême clairvoyance avec laquelle l'auteur a traité les réactions du public qui reste totalement indifférent à la souffrance de Tazio, un public qui ferme les yeux sur l'horreur qui englobe la célébrité de Zeus de peur de passer pour un ringard. Le public s'adapte, se moule au gré des critiques et des opinions des stars à la mode. J'ai immédiatement pensé aux travaux des actionnistes viennois dans les années 1960 qui réalisaient des performances d'une violence inouïes sous couvert d'art et que tout le monde, aujourd'hui encore, applaudit des deux mains car oui, ils ont proposé quelque chose de novateur, de soit disant génial. Génial à tel point que personne ne semble voir qu'ils se couvraient d'excréments, qu'ils éviscéraient des animaux avant de se rouler dans leurs tripes sanglantes et que l'un des protagonistes du groupe a été emprisonné pour abus sexuel réalisées lors des orgies qu'il donnait chez lui. Schmitt nous confronte de façon agressive à nos propres comportements et nous pousse à nous questionner sur une société uniformisée qui, pour pouvoir être accepté dans les troupeaux, est prête à cautionner des actes immoraux, sous le prétexte avant-gardisme.