Posons le principe de base qu’Ali Hazelwood n’est pas Marcel Proust. D’accord. En même temps, ce n’est pas son but. Disons aussi que c’est beaucoup, beaucoup, mais beaucoup (!) mieux construit et écrit que Marc Levy et autres Guillaume Musso, pour comparer les cylindrées de ces grosses machines éditoriales. L’écart entre Proust et Musso étant quand même significatif, situons Hazelwood quelque part sous Sally Rooney, qui est une écrivaine de littérature. Ce Love, Theoretically, pour de la littérature de genre – et il faudra lire plus de new romance pour le juger justement –, c’est-à-dire une littérature ne reposant pas tant sur l’écriture que sur des codes narratifs (des tropes), me paraît tout à fait honnête.

On se situe donc dans un trope ennemies to lover (ennemi·es à amant·es). Elsie, physicienne vacataire, cherche désespérément un poste à l’Université – là-dessus, les Américains ne sont pas mieux lotis que nous. Pour mettre un peu de beurre dans les épinards et faire face à l’inflation galopante, elle fait du fake-dating (elle joue la petite amie) le soir et le week-end pour des jeunes bourgeois en misère sentimentale (sujet que Houellebecq adorerait s’il n’était pas misogyne). L’application est sûre, il y a des règles strictes d’anonymat, etc, ce n’est pas le sujet du livre. Car là où Ali Hazelwood est maline, c’est qu’elle imbrique très intelligemment sa romance dans le roman qu’elle veut écrire. Jack, le frère de Greg, son client régulier de fake-dating, construit comme ennemy et donc love interest au début du roman, est aussi son arch-nemesis (pire ennemi) dans la véritable intrigue du roman : la recherche fondamentale en physique théorique.

Oui, Love, Theoretically est une romance, mais c’est surtout un college novel, un roman d’université avec plein d’ingrédients réjouissants : les haines entre collègues aux egos surdimensionnés, la toute-puissance des encadrants de recherche, la précarité horrible des vacataires, la raréfaction des postes due au sous-financement des facs, la place des femmes dans ce milieu d’hommes… Le roman décrit très bien les ravages du néo-libéralisme sur l’ESR, et le lien entre libéralisme économique et misère sentimentale par cette activité de fake-dating. Comme… le Houellebecq des débuts. Eh oui.

Hazelwood s’adresse à un public young adult, comme on dit dans le jargon, et elle le fait bien : références de pop culture et de génération (x ? y ? z ? tik tok ? On s’y perd) qui dénotent avec mes lectures habituelles ; le génial personnage de coloc/comic relief, Cece ; le rôle de la famille ; la figure du mentor/père symbolique à tuer… Au fond, Love, Theoretically s’inscrit au cœur de la littérature de jeunesse : l’acceptation de soi et l’apprentissage de la liberté. Ce n’est quand même pas rien, et il le fait bien. Elsie est très touchante et assez relatable dans son obsession de se masquer, de s’adapter à son interlocuteur en fonction des situations sociales ; de ne jamais s’autoriser à être elle-même. Cela donne des passages émouvants :

- C’est audacieux de ta part, de penser que mon vrai moi est mon meilleur atout. / De nouveau, le demi-sourire en coin. / - Dommage pour toi que tu n’en sois pas convaincue. (p. 174)
Je me sentais forte, j’avais enfin compris comment être un être social. (p. 267)

On prononce beaucoup de « annnnnw » à la lecture. Évidemment, si on veut se moquer de l’écriture, on peut (mais pas tant que ça). Dès la page 7, pour signaler le trouble d’Elsie vis-à-vis de Jack, Hazelwood écrit : « Doux oubli éternel de la mort ». Je ne sais pas bien si la notion d’oubli éternel est antinomique ou pléonastique, mais il y a un problème. Alors avec la mort par là-dessus… Ali Hazelwood n’est donc pas Blaise Pascal. On retrouve aussi beaucoup de tics et facilités tirées de l’écriture de fanfiction (qui n’étaient pas non plus chez Pascal) : « Je suis rentrée dans Jack. / Littéralement. » (p. 19), « Il a une petite fossette. Une seule. Ugh […] Et le scoop, c’est que je souris aussi. Grrr. » (p. 110), « Sur le seuil de la pièce, l’expression sombre, le front plissé, le torse… / Nu. » (p. 165), « - Non, laisse, ce n’est pas la peine, je… (Je m’éclaircis la gorge.) On n’a qu’à dormir ici tous les deux. Ton lit est largement assez grand. » (p. 209), et ma citation préférée, faisant suite à cette première nuit chaste :

Je sens quelque chose de très chaud, très dur et très-très gros pressé contre mes fesses. / Jack doit sans doute avoir très envie de faire pipi. C’est bien pour ça que les hommes ont une érection le matin en général, non ? (p. 217)

J’ai explosé de rire en la lisant et je ris encore en la recopiant.

Il n’y a qu’une scène de sexe (longue) dans le dernier quart du livre, et elle est plutôt bien écrite. Et dernier argument : non seulement Elsie adore le fromage, mais l’autrice sait différencier le brie du camembert, ce qui en fait une Américaine exceptionnelle. Sous ses airs de romance tendre et mignonne, Love, Theoretically est une belle histoire d’acceptation de soi. Ce n’est ni du Proust, ni du Pascal, ni du Sally Rooney, mais ce n’est pas désagréable.

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le 12 juil. 2024

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Antoine Grivel

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