Au moment d’aborder le dernier chapitre de La Misère du monde, Bourdieu met en avant une citation de Flaubert : « Tout est intéressant pourvu qu’on le regarde assez longtemps ». Un tel propos serait probablement admis par Lucien Leuwen, lors de ses différents séjours dans la « bonne » société de Nancy en tant que sous-lieutenant, tout comme lors de son séjour dans les arcanes du pouvoir politique, en tant que maître des requêtes auprès du comte de Vaize, ministre de l’Intérieur. Cela donne à voir que, si Lucien Leuwen demeure un roman inachevé de Stendhal (deux parties sur les trois envisagées auront été menées à bien), il reste une œuvre très plaisante à lire.
Nous sommes sous la monarchie de Juillet. Lucien Leuwen a été chassé de l’école Polytechnique (A. Comte n’est plus seul !) car soupçonné de saint-simonisme. Pour s’éloigner de la vie trop tranquille qu’il mène à Paris, il rejoint un régiment de lanciers à Nancy (qui fait l’objet de descriptions peu sympathiques), avec le grade de sous-lieutenant. La première partie du roman nous narre alors l’installation et la vie de garnison de Lucien. Ses journées suivent souvent le même schéma : manœuvres militaires le matin, parties de billard (plus ou moins arrosées) le soir.
Sa vie n’est donc guère animée, mais un « choc » se produit lorsque Lucien aperçoit, à la fenêtre d'une maison du centre-ville de Nancy, Madame de Chasteller. Elle a dans les 24 ans et est (déjà) veuve d'un général de brigade (on verra que ce rang n’est pas sans conséquences sur la manière dont Lucien interprète les attitudes de cette jeune femme). Leur première rencontre est assez désastreuse car Me de Chasteller voit Lucien jeté à terre par son cheval. Par la suite, il la croisera dans les salons de la ville – où il finira par briser le cœur de Me d’Hocquincourt malgré une belle déclaration de cette dernière – mais cet amour, qui devient peu à peu réciproque, restera platonique (ce qui est l’occasion de réflexions assez profondes de la part des deux personnages). Bathilde (son petit prénom) tient à conserver son rang : elle est considérée comme une « ultra », favorable au régime et au roi quand Lucien se voit affublé d’une réputation de républicain, ce qui lui causera quelques soucis au sein de son régiment. Déçu par la vie militaire (pas de guerre à l’horizon, juste une répression d’une révolte d’ouvriers à se mettre sous la dent) Lucien est victime d’une mauvaise farce de la part du docteur Du Poirier, qui vise à décourager l’amour entre lui et Bathilde. Lucien met alors les voiles pour retrouver sa mère et son père, un banquier fort riche, à Paris. C’est alors la deuxième partie qui s’ouvre.
Á Paris, Lucien, nommé maître de requêtes au Conseil d'État (merci papa !), est affecté au service du comte de Vaize dont il va devenir le secrétaire (général s’entend). La charge de travail est importante mais cela ne l’empêche pas, sur les conseils de son père, de fréquenter l’Opéra (et ses demoiselles) lorsque les 23 heures sonnent. Chargé d'accomplir des tâches de basse police notamment à l'occasion de campagnes électorales en province (un des « bienfaits » du suffrage censitaire de l’époque), d'abord à Blois où il sera pris à partie par des manifestants (qui le voient comme espion du ministre), puis dans le Calvados. Il échouera, ce qui lui vaudra un retour à Paris par la petite porte, même si « gagner » les élections relevait d’une mission impossible vu les obstacles rencontrés. Il rêve encore, par moments, à la dame de Nancy, qu'il espère revoir et elle aussi pense à lui.
Mais s’il a « perdu » les élections, ce n’est pas le cas de son père qui, en guise de nouvelle distraction, a été élu député de l'Aveyron. Peu à peu, il réussit à rassembler autour de sa personne une bonne vingtaine de députés qui constituent un groupe charnière à l'Assemblée : ils peuvent faire ou défaire les gouvernements. Sa position de parlementaire est renforcée par sa situation de banquier qui lui permet (avec le télégraphe), de donner au roi et à ses ministres des informations bien pratiques sur les opérations de bourse.
Cependant, cet homme ironique et fort drôle à écouter commettra une erreur en voulant assurer l’avenir de son fils. Il souhaite faire de M. Grandet le nouveau ministre de l’Intérieur en même temps que Lucien ferait la cour à sa femme (afin de le débarrasser des soupçons de saint simonisme, sécuriser sa place, etc.). L’affaire occupe Me Grandet et M. Leuwen, le mari n’ayant pas vraiment son mot à dire (et c’est peut-être mieux ainsi oserait-on ajouter). Lucien tombe, peu à peu, amoureux de cette jeune femme aussi quand son père lui apprend la vérité – en pensant bien faire. Lucien est meurtri : il ne sera donc jamais aimé pour lui-même ? On décidera toujours pour lui ? Le « pire » c’est que Me Grandet réalise qu’elle est tombée amoureuse de Lucien, presque sans le vouloir. Leur rencontre vers la fin de l’ouvrage est à cet égard un autre grand moment du livre : elle lui révèle ses sentiments, fond en larmes et s’évanouit dans le bureau de Lucien, au ministère, quand lui-même reste de glace et se demande à quoi rime toute cette comédie.
Il va alors quitter Paris mais revenir suite à la mort de son père, qui finira ruiné qui plus est. Lucien refuse de faire banqueroute et remboursera toutes les dettes de son père, ce qui le laissera, ainsi que sa mère, à la tête de maigres revenus mais suffisants pour vivre. Lucien décide alors d’embrasser une carrière diplomatique à Capel où il a été nommé secrétaire d’ambassade. Le roman s’arrête tandis que Lucien, sur la route vers sa nouvelle fonction, s’est arrêté deux jours près du lac de Genève pour visiter les lieux de La Nouvelle Héloïse.