Madame Bovary est indéniablement un chef-d'oeuvre artistique. Le "Maître", dans toute sa puissance créative, ordonne à son texte de dire ce qu'aucun avant lui n'a véritablement réussi à faire avec autant de justesse, de finesse d'esprit et tout cela dans une langue pliée à ses exigences, formée de rondeurs, s'appuyant sur chaque mot avec force et légèreté à la fois. D'une certaine façon Flaubert répond très exactement à cette ambition qu'il a de son travail d'écrivain :



"Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien, qui n'aurait pour attaches intérieures que la force de tout son style".



Madame Bovary est ce livre.
Un livre sur rien, ou pas grand chose, une jeune femme aspirant à une vie de grande bourgeoise, ratant son mariage, et finalement, cherchant dans l'adultère, la promesse d'une condition qui lui est interdite. Charles est un imbécile, depuis son jeune age, et n'aspire qu'à "promener ses guêtres dans les champs", lieu de son origine sociale. J'ai relu ce livre il y a peu, et j'avoue que suis resté très sceptique sur son contenu "social". J'entends que, contrairement à ce que j'ai pu en lire ici ou là, ce n'est pas à proprement parler, une critique de la bourgeoisie de province. C'est une critique de celles et ceux qui souhaitent s'extraire de leur condition de naissance par l'ambition personnelle d'une condition meilleure. Ce n'est probablement pas le cas de Charles, à subir le poids de sa casquette, qui est quand même la grande victime du livre, cocu, idiot, sans véritable ambition, n'entendant rien au romantisme et aux choses de l'amour (les mains dans les poches le jour de son mariage), plat de conversation, et j'en passe... le personnage est enfoncé avec force dans les limbes de la condition humaine et cet acharnement est porté à l'encontre non pas d'un fils de paysan devenu bourgeois (d'une bourgeoisie toute relative puisqu'il ne s'agit pas non plus de celle qui est décrite au chateau de Vaubeyssart) mais bien contre la petite paysannerie, laborieuse, à la vie pénible, accablée par son quotidien, loin des soies parisiennes. Et, pour celle qui ambitionne vraiment cette ascension, se comportant à la manière des grandes bourgeoises pour se projeter dans leur condition (voir la manière dont Emma s'adresse à ses domestiques), le tunnel est sans issue. Un tunnel sans sortie car Flaubert le sais bien : les petites gens ne peuvent pas accéder à l'aristocratie, "ils n'en n'ont pas les codes" dirait Bourdieu, reste que les grands bourgeois eux sont en place, inamovibles, faisant rêver autour d'eux en étant eux-mêmes et rien de plus, décrits comme un idéal normatif auquel jamais ne touche l'écrivain sinon pour l'embellir et en faire un objet de désir inatteignable.
D'une certaine manière, Flaubert épouse une forme de lâcheté intellectuelle à se divertir d'un monde sans contradicteur, laissant patauger dans la boue les misères du monde sans la moindre empathie, dont il méprise les acteurs à l'envi, toujours à distance bien mesurée du très grand bourgeois lequel peut continuer sa vie sans s'inquiéter de rien à l'image de Rodolphe. Si mon point de vue est très critique sur ce texte, sans doute cela tient-il au fait que pendant longtemps, je ne trouvais pas de justification à son étude en classe de 1ère. Indépendamment du style, le texte ne dit rien d'autre que "restez chez vous, les vaches sont bien gardées. Ne tentez pas l'impossible, on s'occupe de tout." Dans l'Ecole de la république, ce choix n'est pas un hasard : la domestication ne doit pas faire accroire que l'avenir est autre chose que "chair à canon" où derrière le banc de montage d'une usine à enchainer la répétition d'une vie abrutissante. Pour les plus malins, ils seront contremaitres.
Il y a certainement plus à dire de ce livre, on pourrait revenir sur son procès, qui est la gageure de celles et ceux à l'époque qui n'ont RIEN compris au livre qu'ils ont lu, on reproche à Flaubert de s'en prendre à l'ordre moral, il sera acquitté car les reproches sont si faibles qu'ils en sont ridicules. En revanche - et c'est le procès qui ne lui a pas été fait - le roman ne touche à rien qui soit de nature à infléchir l'ordre établi. Flaubert lui-même est un grand bourgeois, il travaille certes, mais mène une vie d'artiste, loin des tracas financiers, vivant de la rente.
Voilà, puisqu'il faut mettre une note à cet ouvrage, par provocation je le concède, je lui assigne une note imbécile. De la même manière que lui coller un 10 ne vaut rien car oui c'est bien sûr, Flaubert ne peut pas être noté dignement, sa langue est trop belle pour être rangée de la sorte, dans son écrin de velours, à la manière des croix d'honneur.

BenoîtSunshine
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le 26 oct. 2021

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