Écrit dans les geôles turques, Madame Hayat est un récit porté par l'amour de la liberté et la splendeur flamboyante de la jeunesse. L'impression, en progressant dans le roman limpide de Ahmet Altan, est celle de lire un classique immédiat, de ces livres qui imposent naturellement leur grâce, avec une intensité et une densité remarquables. Avant tout, avec son narrateur étudiant, Madame Hayat se place dans la lignée glorieuse des romans d'apprentissage, avec l'éducation sentimentale et sensuelle d'un jeune homme encore candide que deux femmes vont transformer à jamais. Il y a bien sûr Madame Hayat, cette dame d'un certain âge, au charme langoureux, qui initie le héros à la pratique amoureuse mais qui élargit aussi son mode de pensée, l'ouvrant à la curiosité et à la jouissance insouciante. Avec, Sila, l'autre femme du livre, du même âge que lui, les deux amants communient dans la littérature et partagent la même angoisse de l'avenir. Deux égéries pour ce garçon encore malléable, deux instructrices parallèles qui se complètent et le convient au festin de la chair et de l'intelligence. La réussite du livre tient autant à l'enchantement et parfois au questionnement sentimental qu'au climat de terreur qui cerne les protagonistes dans un pays (jamais nommé, ce n'est pas nécessaire) où la dictature frappe tous azimuts avec une violence terrifiante. La peur est en effet un ingrédient de l'ouvrage mais combattue avec les armes du plaisir, de l'innocence et de l'espoir car si les corps sont souvent humiliés et défaits, l'esprit, lui, reste libre et ne cesse jamais de triompher. Ahmet Altan a été libéré en avril dernier mais reste toujours sous la menace. Mais ses bourreaux n'auront jamais l'essentiel : son cœur indépendant et résistant.