En pleine possession d’une culture théâtrale universelle, Brecht recourt ici à un projet de pièce d’un auteur finlandais, Hella Wuolijoki, qui l’a hébergé pendant son exil en Finlande, en 1939-1940. Par ailleurs, le thème rebattu des relations entre maîtres et valets, fécond depuis l’Antiquité sur les scènes, lui donnait un cadre rêvé pour parler une fois de plus de la lutte des classes, des relations de domination entre riches et pauvres, etc.

Le côté « finlandais » de la pièce n’est pas envahissant ; il transparaît dans les noms des personnages et des lieux, dans l’allusion aux bouleaux, aux saunas, mais rien de très exotique, ce n’est pas le propos de Brecht. Le tableau 11 est le seul à expliciter les paysages de Finlande... dans un beau délire alcoolique.

Maître Puntila, grand propriétaire terrien, a une double personnalité : c’est un alcoolique, qui se montre chaleureux, compatissant et généreux quand il est saoul, et, quand il ne l’est pas, sec, rude et inhumain dans la gestion de ses affaires. Déjà, une morale sort de cette dualité : on ne peut être à la fois riche et humain, à moins précisément d’être dans un état de conscience altéré. On perçoit l’argumentaire totalitaire et militant, qui insinue ainsi que nul ne peut résister à la puissance corruptrice de l’argent, qui s’impose même aux scrupules de conscience lucide.

Puntila veut marier sa fille à un attaché d’ambassade (d’où les thèmes de mésalliance possible si ce projet ne s’accomplit pas, et celui d’intérêt financier, car Puntila et l’attaché font affaire). Bien entendu, la fille n’aime pas trop l’attaché, et pencherait plutôt pour le chauffeur-valet de Puntila, Matti Altonen. Ce dernier, bien conscient de sa condition de prolétaire, sert bien son maître, mais s’entend avec la fille pour lui éviter le mariage avec l’attaché, en simulant une relation amoureuse avec elle. Mais, ne voulant rien accepter de Puntila, il n’accepte ni la fille, ni la dot.

L’éthylisme de Puntila est intéressant : il ne se limite pas à lui donner l’air d’être humain et généreux, mais en plus il le trompe sur ce qu’est véritablement la générosité et l’humanité. Il exagère la dot qu’il veut donner à sa fille, alors que Matti, qui ne veut nullement dépendre de Puntila, la refuse. Puntila, de par son appartenance de classe, est si convaincu que les prolétaires ne répondent, comme lui, qu’à un signal : l’argent, qu’il n’imagine même pas que le travailleur puisse avoir besoin d’autre chose, comme de dignité et d’indépendance.

Car, même ivre, Puntila joue avec le cœur et les intérêts des prolétaires : il promet les fiançailles avec lui à trois ou quatre pauvres filles du coin, les invite à une fête, et, dégrisé, les congédie après leur avoir donné un espoir. Au tableau 4, Puntila traite des candidats à l’embauche un peu comme du bétail ; et, au tableau 5, Puntila remet Matti à sa place en lui déniant tout espoir de séduire sa fille, « créature d’essence supérieure ».

Les connivences entre les différents pouvoirs dominants sont, comme à l’accoutumée chez Brecht, bien signalées : Puntila, le juge, l’avocat, l’attaché, le pasteur, sont souvent ensemble et partagent les mêmes points de vue sur l’argent, les prolétaires, et, bien entendu, sur ces vilains « rouges » qui refusent de jouer le jeu de la collaboration avec les puissants. Le tableau 8 expose quelques situations édifiantes des malheurs des prolétaires et des « Rouges ».

Cette pièce est qualifiée de « comédie », mais on n’y meurt pas de rire, dans la mesure où la pesanteur idéologique de la démonstration de Brecht limite les drôleries ; toutefois, le tableau 3, où Puntila annonce successivement ses fiançailles avec quatre filles différentes, est construit de manière assez humoristique ; mais on retombe vite sur terre, car ces quatre filles décrivent chacune la rudesse et l’insignifiance de leur vie modeste, alors que Puntila, ivre, ne cherche qu’à s’amuser en faisant fi de la sensibilité des autres. L’explication entre les quatre concurrentes donne de l’humour au tableau 7. Le tableau 5 (Matti et Eva jouent aux cartes en simulant les bruits d’une action amoureuse) est également un élément de comédie. Le Tableau 9 réussit une assez belle synthèse du discours militant et de l’humour : Matti, supposé épouser Eva (la fille de Puntila), lui fait passer un examen pratique pour voir si elle peut accomplir les tâches triviales et rudes d’une femme de prolétaire. Bien entendu, elle ne le peut pas, car, dans les pensions chic où elle a été élevée, on ne lui a pas enseigné des choses aussi peu raffinées et pratiques. Le contraste est alors maximal entre l’éducation bourgeoise et la vie prolétarienne ; et, pour accentuer la drôlerie de ce mouvement dramatique important, deux femmes, en arrière-plan, se fichent complètement de l’enjeu, et discutent abondamment de la manière de mettre les champignons en conserve.

On oppose le double échec de Puntila (se montrer authentiquement humain, se débarrasser de l’alcool) à l’attitude de Matti, qui scelle de ses réflexions finales la leçon idéologique de la pièce : chacun doit être son maître. Cette morale est énoncée dans l’optique marxiste, certes, mais bien d’autres contraintes que celles des patrons pèsent sur nous avant que nous puissions songer à être nos propres maîtres.
khorsabad
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le 27 août 2014

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