Si le spectre du communisme ne hante plus l’Europe depuis un bon bout de temps (et celui de Michel Barnier la vie politique française depuis trop longtemps), il y a un spectre qui hante la littérature et particulièrement la rentrée d’automne 2024 : c’est Michel Houellebecq. Après l’excellent Cabane d’Abel Quentin, voilà un autre très bon roman houellebecquien, au meilleur sens du terme. Premier roman, Marc emprunte à Michel un style acéré frôlant le cynisme sans jamais y céder, un sens de l’humour et du cocasse tel qu’on en lit (trop) rarement, et le talent de décrire les névroses et obsessions contemporaines. Une, en particulier : le besoin de décrypter le monde, la tendance à tout analyser, surinterpréter, et surtout, toujours dans son sens subjectif. Cette réflexion sur les histoires qu’on se raconte, les récits et fictions quotidiennes rappelle d’ailleurs un autre roman de la rentrée, lui pas du tout houellebecquien, Bien-être de l’américain Nathan Hill.
L’anti-héros, David, est un personnage détestable (houellebecquien, disais-je). Beau parleur, histrion, dragueur pathétique, on le découvre dans une longue scène d’exposition « débattant » avec son ami Youssef, l’un et l’autre se gargarisant de mots, de théories et de noms. Tout y passe : littérature, théorie politique, philosophie… Un vrai combat de mâles. C’est un peu l’équivalent bobo de comparer la taille de sa bite ; on se croirait au grand oral de Sciences Po – c’est insupportable de vacuité intellectuelle. David rencontre une fille mystérieuse et attirante, Sheyenne, qu’il veut bien sûr mettre dans son lit. En la draguant, il découvre stupéfait qu’elle lit Marc Levy. Et puisque, comme chacun sait, les convictions littéraires ne valent rien face à l’envie de baiser, il se met à lire l’auteur honni (j’en ai moi-même écrit des horreurs ici) pour aborder Sheyenne. En la fréquentant, et en lisant toujours plus de livres de Marc Levy, il commence à voir des signes dans son œuvre. Il y aurait donc une épaisseur inattendue, une double-lecture de l’œuvre levyenne : derrière ses histoires abracadabrantes de fantômes, David, tel un archéologue du texte, découvre des messages crypto-communistes renvoyant au socialisme utopique du XIXe siècle, société fabienne, saint-simoniens et compagnie.
Dans la veine de Houellebecq et Alexandre Labruffe, Benjamin Stock écrit un livre hilarant. C’est rare d’éclater de rire en lisant ; ça arrive tout le temps ici. Car outre les développements sur Marc Levy et le socialisme, l’auteur s’autorise tout, comme de courts chapitres écrits depuis le point de vue d’un bourdon, fil rouge du roman et réflexion sur l’idée de vérité. L’auteur reproduit et développe plein de théories flottant dans l’air du temps d’un ton pince-sans rire irrésistible : le nouveau-nouveau management fondé sur le bonheur en entreprise, le féminisme ésotérique tendance sorcellerie, la pensée positive et le coaching… Il expose sur trois pages d’anthologie une théorie esthétique et philosophique des intestins que je ne peux malheureusement pas reproduire ici, mais où l’on apprend notamment que si Nietzsche écrivait par jets, par flux de mots inarrêtables, c’était parce qu’il était diarrhéique. Ou Marx, qui souffrait d’hémorroïdes :
Je n’explique pas autrement le sentiment d’injustice qui l’habite, la colère, l’envie de tout renverser, de changer la société par son fondement. (p. 60)
La première exégèse concerne Et si c’était vrai, le premier roman de Marc Levy ; on hallucine devant tant d’absurde et de drôlerie. Benjamin Stock résume plusieurs livres du Maître et trouve à chaque fois de nouvelles briques analytiques à ajouter à sa lecture socialiste et mystique de l’auteur. D’autant que ça paraît toujours crédible : ayant lu Où est-tu ?, le deuxième roman de Marc Levy, j’ai retrouvé tous les éléments et détails de l’intrigue. Devant ce morceau de critique littéraire, je devrais peut-être amender ma lecture et la reprendre à l’aune de ces éléments nouveaux… Marc est vraiment un roman métalittéraire, sur l’œuvre de Marc Levy – et c’est génial. Stock en fait un penseur révolutionnaire grand public, diffuseur au plus grand nombre d’un socialisme mystique pré-marxiste, qu’il oppose à un Jean-Paul Sartre incompréhensible et pourtant philosophe officiel de la gauche de l’après-guerre.
Marc est un roman intelligent sans être pédant ou méprisant. Benjamin Stock fait le portrait d’archétypes détestables de la société contemporaine auxquels on s’attache. Il est question de solipsisme, de violence politique, du sens de la vie, des histoires qu’on se raconte pour échapper à la tristesse abyssale de l’existence. Il y a même un faux Emmanuel Macron aussi haïssable que le vrai. Tout est absurde, et néanmoins, on se demande toujours : et si c’était vrai ?