Attention : cette critique est susceptible de vous ~spoiler~ la fin de ce livre. A vos risques et périls donc.
Tout commence sur un accident. Martin Eden marin sans le sous notre héros sauve d'une bagarre un jeune bourgeois. Invité à déjeuner dans sa famille il tombe amoureux de Ruth jeune femme de trois ans son aînée. Non éduqué, pauvre, aux manières rustres et indélicates il n'a à priori aucune chance. Mais c'est sans compter sur sa détermination qui le mènera loin très loin dans une soif inépuisable de culture jusqu'à devenir écrivain à succès.
Voilà pour l'intrigue. Mais il ne s'agit pas ici d'un banal Bildungsroman, terme qui désigne les ouvrages relatant les années d'apprentissage de jeunes hommes. London livre ici une analyse quasi sociologique de la condition d'un transfuge de classe. Au travers de l'obtention d'une culture bourgeoise on voit à quelle point être bourgeois n'est pas qu'une question d'argent ou de situation. Eden doit apprendre une véritable manière d'être : ses goûts (même culinaires !), sa façon de s'exprimer, de se mouvoir doivent subir une transformation radicale si il veut espérer ne serait ce que séduire Ruth. Au fur et à mesure du récit il acquiert une philosophie de vie qui lui est propre marqué par le nietzschéisme et le mépris des instincts grégaires des masses et même de la bourgeoisie qui l'avait tant impressionné lors de ses premières interactions avec elle. Mais alors est ce une ode à l'individualisme décomplexé comme on pourrait le croire ? Ou peut être est ce un pamphlet socialiste ? Voir un de ses ouvrages comme Le médecin de campagne de Balzac qui appelle à une certaine hygiène intellectuel et hygiène tout court pour sortir les pauvres de leurs conditions ? Non, car London fait preuve d'une certaine cruauté ou plutôt d'un rappel au réel : dans ce roman genre bourgeois par excellence, Eden va de déception en désillusion. Pour ne citer qu'un exemple Martin croit que sa prose "de collégien" pour reprendre l'expression de Ruth, va être immédiatement publié après l'avoir envoyé à plusieurs magazines, prose qu'il a griffonné sur un morceau de papier. Non seulement elle ne l'est pas mais lorsqu'elle l'est elle ne lui rapporte pas la centaine de dollars qu'il espérait mais à peine de quoi couvrir ses modestes frais ! Allant de l'avant malgré tout, malgré le mode de vie spartiate qu'il s'impose, les dernières 150 pages du livre pourrait être dans un roman quelconque un récit de la réussite après toutes les privations qu'il a subit. Si la réussite arrive, avec ses publications qui lui rapportent des milliers de dollars, Martin Eden est devenu un étranger, étranger à la fois au monde bourgeois qui l'a rejeté pour son esprit libre d'artiste et celui de sa classe d'origine dans laquelle il ne se reconnaît plus. L'apothéose sera le suicide d'Eden, incapable de sortir de ce qu'on appellerait aujourd'hui une névrose de classe. Le rêve d'un homme ridicule pour reprendre le titre d'un roman de Dostoievski c'est celui de croire qu'avec de la volonté on arrive à tout, même à s'extraire de sa propre condition, des déterminismes sociaux (à noter que le déterminisme revient comme thème de discussion à plusieurs reprises aux travers des discussions sur Spencer).
Pour finir sur une note plus joyeuse notons que Martin Eden contient l'un des arguments les plus frappants contre l'idée que "si on veut on peut" chère à nos élites : économiser, épargner, revient à sacrifier son bonheur contre la promesse d'un bonheur à venir, ce qui est somme toute très chrétien.