Roman lu à plusieurs moments de ma vie. À l'adolescence (dans une édition light) puis jeune adulte dans l'édition des récits autobiographiques de Jack London (Bouquins). J'ai régulièrement éprouvé le besoin de relire ce livre assez fondamental dans l'œuvre de London
Comme tout le monde sait, c'est l'histoire d'un jeune homme, Martin Eden, qui n'ignore rien de la vie et de la façon de gagner son pain – avec ses poings et ses muscles - mais qui ignore tout d'une vie dominée par la culture et l'esprit. Soudain présenté à la famille bourgeoise de son nouvel ami, Arthur Morse, qu'il avait défendu lors d'une bagarre contre des voyous, Martin découvre et mesure l'écart entre ce monde et lui. Il n'a ni l'allure, ni la démarche, ni le style vestimentaire, ni la bonne façon de s'exprimer. Sa présence dans les salons de la famille Morse attise la curiosité des gens présents. Une curiosité qui cache un certain amusement mais qui devient mépris poli voire condescendance certaine.
Mais Martin, subjugué par le savoir de ces gens, "entrevoit des horizons de science infinis, illimités" que son cerveau enregistre, bousculant son intelligence en sommeil. Quant à Ruth, la sœur d'Arthur, fascinée par cette force brute aux épaules et au cou puissants, elle décide de s'intéresser à Martin. Découvrant une nouvelle aventure vers un monde encore inconnu mais prometteur, il devine quelle direction sa vie doit désormais prendre afin de devenir "digne d'elle et de la conquérir".
Les premiers chapitres sont un véritable chemin d'apprentissage passionnant où Martin Eden évolue d'abord maladroitement puis de façon beaucoup plus structurée jusqu'à se métamorphoser progressivement en un personnage hybride à la fois compatible avec sa classe qu'il ne renie pas et la bourgeoisie où il ne fait plus trop tache. Le style est incisif et sans concession. Jack London ne nous épargne aucune des difficultés auxquelles se heurte le jeune Martin d'autant plus facilement qu'il n'a qu'à puiser dans les souvenirs de sa propre vie. Le travail dans lequel se lance Martin est inhumain, harassant. Les ressources s'épuisent, les dettes s'accumulent et il ne lui reste guère que le recours au Mont-de-piété. Il doit subir le mépris de sa famille ou de ses proches qui ne conçoivent pas l'utilité de la culture, et encore moins l'intérêt d'écrire des livres sans oublier l'incompréhension navrée de Ruth.
Mais le roman de Jack London est bien plus qu'un parcours initiatique de formation ou d'apprentissage. C'est surtout la critique d'une société qui détient les cordons du pouvoir, qui vit sur des idées reçues et des préjugés et dont l'étroitesse d'esprit n'admet pas les idées innovantes ou les personnes qui sortent d'un cadre très formaté.
Quand il s'agit de publier ses premières œuvres, Martin se heurte à un monde de l'édition timoré et pas forcément honnête qui ne sait pas miser sur l'originalité et encore moins sur un écrivain inconnu. Cette fameuse éducation, qui faisait tant défaut à Martin, finalement assez dogmatique, n'est que taillée pour les besoins d'un certain cadre bourgeois, pour permettre le bon fonctionnement de cette même classe. Mais dès que le succès littéraire s'amorce, on change de logique et la société brusquement le découvre et l'adule. La reconnaissance de la société est proportionnelle à la fortune de l'écrivain. "Et pourtant je suis le même, et pourtant je n'ai pas changé" clamera Martin Eden, plein de dépit.
Du personnage hybride compatible à sa classe d'origine et à la bourgeoisie, Martin Eden, incompris, tombe dans le piège de l'individualisme où, s'estimant plus fort que les autres, il ne se reconnait plus ni dans une classe ni dans l'autre. À travers le personnage de Brissenden, le seul véritable ami de Martin Eden, Jack London désavoue le choix de son personnage qui se complait dans ce culte de la puissance ou de la force au détriment du combat social, seul capable de conjuguer utilement activité littéraire et progrès de la société.
La fin du roman est dans la logique de ce désaveu. D'ailleurs, je citerai bien volontiers Jack London lui-même lorsqu'il répond à un certain révérend Brown qui l'apostrophe publiquement (Introduction de Francis Lacassin) :
"Martin Eden a échoué et il est mort, dans ma parabole, non pas à cause de son manque de foi en Dieu mais à cause de son manque de foi en l'homme"
Lorsqu'en 1916, Jack London perdra lui aussi cette foi, il choisira lui aussi la voie de Martin Eden, faisant dire à Francis Lacassin :
"Jack London n'était pas Martin Eden mais il le devint"