Grandeur et perfection d’un ouvrier trop intelligent pour son époque
Il est dit que Martin Eden est LE chef d’oeuvre de Jack London. Plus puissant que le reste de ses écrits, pourtant nombreux.
Lorsqu’on ouvre le livre, on tombe sur une préface, écrite par un type dont on se fout et qui raconte quelques anecdotes amusantes qui entourent l’oeuvre et son rapport à la réalité. Oui, il est également dit que Martin Eden serait une simili autobiographie raccourcie de Jack London. Vous pourrez lire ces informations, ainsi qu’un résumé de l’histoire dans les autres critiques de ce roman fantastique. Vous pourrez également les lire dans la préface de ce type infâme qui trouve intelligent (comme beaucoup de préfaceurs) de raconter la fin de l’histoire avant même qu’elle ait commencé, comme si l’aura du bouquin n’était rien en comparaison du commentaire égotique de ce type insupportable.
Martin Eden est un gros roman (cent quarante mille mots, c’est également dit dans la préface), près de cinq cents pages, extrêmement rempli, chargé d’une galaxie de personnages tous plus crédibles les uns que les autres, d’intrigues plus ou moins importantes, de contenus, de philosophie, de politique, de choses qui font la vie telle qu’elle est, des petites choses, des plus grandes, des positives, des négatives, des entre les deux.
Martin Eden, comme la vie, la grande, celle qu’on pourrait écrire avec un V majuscule si ça pouvait avoir un sens, n’est pas noir ou blanc. Il est l’essence de toutes les nuances qui existent entre ces deux pôles. Il fourmille de détails qui font grouiller les pages sous les yeux du lecteur. Mais loin d’être un amas sans direction, Martin Eden est un monstre qui sait où il va. London distille à la perfection une myriade de thèmes qui lui sont chers. Il part en guerre contre la bourgeoisie, l’individualisme, les journalistes, les critiques, et une palanquée d’auteurs, parmi d’autres choses encore. Mais il fait ça finement, avec précision et un grand sens littéraire.
Parce que oui, Martin Eden est un régal à lire et il se laisse dévorer. Qu’il s’agisse de tirades fleuves sur des systèmes de pensée ou d’organisation, des explications sur le fonctionnement (parfois répétitif mais jamais ennuyeux) du monde de l’édition, ou l’évolution des différents protagonistes, les obstacles qui se dressent sur leur chemin, ou leur simple quotidien, chaque paragraphe est ciselé comme une pièce d’orfèvre.
Ceci, sans rien enlever de la maestria de la construction de l’histoire, qui se déroule simplement, de manière fluide, logique, implacable. Elle se déploie à une vitesse idéale, chaque moment pointant vers un final qui englobe le roman tout entier. Vous n’écrirez probablement jamais quelque chose d’aussi fort. Vous ne lirez pas souvent quelque chose d’aussi génial.
Il y a des moments dans la vie où on se sent clairement dépassé. On sent qu’on n’est pas à la hauteur et on ne peut que s’incliner devant un niveau bien supérieur au notre. Contrairement à Ruth, qui fait partie de ces gens qui n’ont pas conscience de leurs limites, face à Martin Eden, on se sent petit. Ces moments peuvent être rares. Mais lorsqu’ils sont là, lorsqu’on a conscience d’être en présence d’une chose si puissante qu’elle vous laisserait sur le carreau si vous essayiez de la combattre, il n’y a rien d’autre à faire que se laisser porter par la grandeur, celle qu’on pourrait écrire avec un G majuscule si ça ne semblait pas arrogant, la grandeur de ce voyage intemporel et magnifique, la grandeur de ce roman si extraordinaire qu’il reste en nous à la fin de sa lecture, qu’il nous élève, nous rendant, peut-être, un peu meilleur.