Epopée médéenne, suite et fin.
Le Médée d'Anouilh, tout comme son Antigone, font partie des Nouvelles Pièces Noires, selon le classement assez humoristique qu'a fait Anouilh lui-même de ses oeuvres. Et en effet, il y a de nombreux points communs entre les deux pièces : cette atmosphère de lutte entre deux visions du courage, ce personnage habité par ses conceptions et qui ne les abandonne à aucun prix jusqu'à l'incompréhension finale, cette restriction de l'intrigue à ses enjeux psychologiques, moraux.
Enfin, je dis réduction de l'intrigue mais j'exagère peut-être, il m'a semblé qu'elle était plus importante dans Médée que dans Antigone. Médée se voit doter de nouvelles facettes, qui étaient absentes des autres versions (Euripide, Sénèque, Corneille, cf. mes critiques dans cet ordre). J'ai dit, dans ma critique cornélienne, que les protagonistes étaient humains, et que Médée devait dépasser son humanité, perspective connue des oeuvres de Corneille ; chez Anouilh, les protagonistes sont aussi humains mais dans une autre mesure : moins lyriques, plus pathétiques au sens commun du terme, plus émouvants et émus peut-être. Médée, à un moment, est réduite à rien, elle n'est plus Médée mais elle n'est que petite fille ; Jason est un homme qui aima, qui n'aime plus, qui veut oublier. On est en plein dans une modernité d'écriture similaire à celle d'Antigone.
Et Médée, donc (je pars dans tous les sens j'ai l'impression dans cette critique), est différente : tout d'abord, on voit introduite pour la première fois, ou plutôt développée pour la première fois, la notion d'amour. Ca peut paraître fou, avec le recul, mais je me suis fait la réflexion en lisant Anouilh : eh bien oui, on n'avait pas encore parlé de l'amour de Médée pour Jason ! On avait eu des larmes, de la fureur, de grandes plaintes, mais on ne s'était pas demandé : "Et Médée au fait, est-ce qu'elle l'aime vraiment, Jason ? N'agit-elle que parce qu'elle est folle, parce qu'elle veut se venger, parce qu'elle est blessée dans son amour propre ? Est-ce qu'un tel être ressent quelque chose de vrai ? Médée est-elle une femme, fidèle ou infidèle, qui aime et qui n'aime plus, foncièrement ?" Les sentiments de Médée donc, mais aussi de Jason, des histoires assez peu nobles de ménage, l'histoire de l'amour de ce couple né du crime.
Autre chose encore : Médée assume. Elle assume d'être un monstre, elle sait ce qui va se passer, elle n'est pas torturée à l'idée de tuer ses enfants, parce que dans un sens, la tragédie est poussée à son paroxysme : Médée sait, et s'en moque presque. Parce que ce qui fait d'elle Médée, c'est d'être un monstre. Elle le dit, elle le dit à Jason, elle ne se ment pas, elle lui dit "Fuis ! Défends-toi ! Tu sais ce qui va se passer !" et Jason aussi le sait, mais Jason sait qu'il ne peut rien y faire. Que tout va se produire. Et Jason joue son rôle, veut essayer d'oublier d'avance. Les enfants ? Un simple moyen, des créatures crédules sans importance, car le drame est dans la confrontation de Médée et de Jason, la tragédie est dans le "Je SAIS et je ne fais RIEN contre". Il en va de même pour Créuse et Créon : tout est joué d'avance, on ne tente même pas d'empêcher quoi que ce soit, ils vont mourir.
Il y a donc une histoire réduite, un nombre de personnages réduit (plus d'Egée, il n'y a que Créon, Jason, la nourrice, Médée et quelques anonymes), un suspense réduit, une issue réduite.
Pourtant la fin n'est pas la même que chez les inspirateurs (ATTENTION SPOIL) : après avoir tué ses enfants, Médée se tue dans sa roulotte enflammée (parce que Médée est ici une étrangère, une gitane, on insiste sur son côté apatride, sur l'absence de secours). Il n'y a plus de filiation au Soleil, il n'y a plus de char ailé : Médée, qui a voulu être plus que femme, prise aux pièges par les dieux (selon ses propres mots), meurt moins que rien. Jason s'en va, décidé à oublier. Et la nourrice, ironie tragique, parle avec un garde des récoltes de l'année, du vin, des moissons. Médée, en effet, meurt oubliée.
Le Médée d'Anouilh est une véritable réussite, qui, paradoxalement, est et n'est pas une tragédie. Est, parce que l'issue est pire qu'inévitable, car pire que ce que l'on pensait, et Médée disparaît, c'est la Fin. N'est pas, parce qu'on est bien loin des antiques, du lyrisme, des sanglots et appels aux dieux, des actes qui s'enchaînent, bouleversent et sont nobles dans leur horreur.
Ainsi se finit le cycle médéen qui m'était imposé : une fin pour moi et une fin tout court, parce qu'après Anouilh il n'y a plus rien à dire : Médée est poussière.