Non seulement chaque version d’un mythe s’enrichit des versions précédentes, mais les réécritures antiques au XXe siècle ont ceci d’intéressant qu’elles tiennent compte des interprétations du mythe qu’elles reprennent – de la même façon, par exemple, qu’on n’écrit plus de récit fantastique ou psychologique de la même façon après Freud qu’avant. La Médée d’Anouilh ne déroge pas à la règle : ici, avec une Médée plus femme qu’épouse et plus épouse que mère, et un Jason dont la seule ambition semble être une vie paisible de retraité à cocotte, la sécularisation du mythe est réussie.
La pièce l’est-elle ? Oui, si on considère qu’une telle héroïne s’accommode d’une forme de résignation qui se conclura par son suicide. Oui encore, si on considère qu’après Euripide, Sénèque et Corneille elle peut à ce point se définir comme une victime : « il y a eu une petite fille Médée exigeante et pure autrefois. […] Mais Médée innocente a été choisie pour être la proie et le lieu de la lutte. », dit-elle à Jason (p. 85). Oui, toujours, si l’on est pas gêné par ce que le texte a d’auto-référentiel, qu’il s’agisse d’insister sur le fait que cette Médée-là tient compte du judéo-christianisme (« Médée. […] Femme ! Femme ! Chienne ! Chair faite d’un peu de boue et d’une côte d’homme ! Morceau d’homme ! Putain ! | La nourrice, l’embrasse. Pas toi, pas toi, Médée ! », p. 23), de montrer que ce mythe a une portée sociale et politique (« Race d’Abel, race des justes, race des riches, comme vous parlez tranquillement. C’est bon, n’est-ce pas, d’avoir le ciel pour soi et aussi les gendarmes. », Médée à Jason, p. 71) ou de rappeler que la tragédie est une affaire de nobles (« « À ta vaisselle, vieille, à ton balai, à tes épluchures, avec les autres de ta race. Le jeu que nous jouons n’est pas pour vous. Et si vous y crevez aussi, par mégarde et sans comprendre, c’est bien dommage, mais c’est tout ! », Médée à la nourrice, p. 30-1).
Mais de mon côté, je trouve que les traits auto-référentiels ont dans de pareils cas quelque chose de facile et d’attendu. Et je persiste à penser que Médée pour être Médée doit être impunie – et si elle est châtiée, que ce soit par autrui. De même, le personnage de Jason me paraît raté parce que tel qu’Anouilh le construit, son caractère accable trop l’héroïne, alors que chez Corneille surtout il avait sa part d’ombre qui rendait Médée plus ambiguë, donc plus intéressante.
À vrai dire, c’est une dizaine de pages du dialogue de Jason et Médée qui sauve le texte d’Anouilh à mes yeux. On y trouve chez l’un une résignation – authentique ou faussement sincère –, chez l’autre des revendications qui sonnent autant comme une fuite en avant que comme un testament, et tout cela éclaire la pièce d’une lumière crépusculaire. « Je suis ton malheur, Jason, ton ulcère, tes croûtes. Je suis ta jeunesse perdue, ton foyer dispersé, ta vie errante, ta solitude, ton mal honteux. Je suis tous les sales gestes et toutes les sales pensées. Je suis l’orgueil, l’égoïsme, la crapulerie, le vice, le crime. Je pue ! Je pue, Jason ! […] Tout ce qui est noir et laid sur la terre, c’est moi qui l’ai reçu en dépôt. » (p. 61) : enlevez « Jason » et il y a là-dedans quelque chose d’universel.
Et dire qu’il est à peine question de l’infanticide !