Lire les mémoires d’une jeune fille rangée, a priori, ne semble guère être une expérience palpitante. Qu’a-t-on à apprendre d’une jeune bourgeoise dont l’enfance fut heureuse ? A-t-on quelque chose à dire quand tout va bien ? La légende veut que le malheur soit la source de toute créativité artistique.
Pourtant, lire les mémoires de Beauvoir, c’est une expérience palpitante. Loin de faire le simple récit égocentrique d’elle-même, l’autrice donne tout son sens à l’introspection autobiographique. Et là réside peut-être le tour de force de son récit : elle va aux sources de l’ego qui fut celui d’une enfant, d’une adolescente, puis d’une jeune adulte. Bien que Beauvoir n’ait pas explicitement conclu avec son lectorat de pacte autobiographique, tout relève dans son écriture d’une esthétique de la recherche de la vérité intime, sans les complaisances qu’il semble naturel d’avoir vis-à-vis de soi-même. En puisant dans ses plus lointains souvenirs, Beauvoir enquête sur les sources de l’arrogance heureuse et de la fierté sans objet : bourreau de travail, bête à concours, être d’une grande intelligence, on n’est pas pour autant une personne intéressante et singulière, qui comprend le monde, qui s’intéresse à autre chose qu’à soi, qui a des idées, et qui sait transformer le savoir théorique en une interrogation concrète, pertinente, éclairée, sur le réel. On peut être agrégé.e de philosophie et ne rien savoir. Beauvoir, si elle cherche, comme Proust, à créer de la littérature en retrouvant le temps perdu (pour le dire vite), n’éprouve pas ce temps perdu comme une nostalgie féconde et comme une quête de la mémoire ; car le temps est perdu, pour elle, non pas dans l’archéologie de la mémoire fuyante (puisque ses souvenirs sont limpides), mais bien dans la quête du savoir. Pour le dire plus simplement, il s’agit de montrer que le temps passé vécu n’est pas nécessairement un vecteur direct d’apprentissage (sur soi, peut-être sur l’art). Tout ce qu’on a pensé et qu’on prenait pour la vérité, ce n’était que du conditionné, des choses qui venaient d’ailleurs que de soi-même. A rebours du roman d’apprentissage classique, les Mémoires d’une jeune fille rangée détruisent discrètement, mais sûrement, l’archéologie du savoir : plus Simone (comme personnage) grandit, moins elle sait ; pour reprendre les mots de Rabelais, elle a la tête de plus en plus pleine, mais pas pour autant mieux faite, car ses certitudes tombent, et surtout ses certitudes sur elle-même.
Evidemment, là encore il s’agit d’un topos littéraire : on apprend à désapprendre, on apprend par défaut. A force de remises en question, Simone aura la tête toujours aussi pleine, et mieux faite. Sauf qu’il ne s’agit pas ici d’un doute méthodique cartésien, d’une démarche visant à se défaire de ses préjugés ; il s’agit d’une série d’accidents éprouvés comme tels, qui poussent le personnage dans ses retranchements socratiques, jusqu’à ce qu’il dise : « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. » (Et c’est bien connu, plus on sait de choses, moins on a l’impression de savoir quoi que ce soit.) Simone, stupéfaite, se rend compte que Dieu n’existe pas, qu’elle est prise dans le carcan de son éducation bourgeoise catholique, qu’elle ne connaît rien à la sexualité, qu’elle n’est pas heureuse, qu’elle n’a pas d’idées politiques, qu’elle n’a pas d’idées philosophiques malgré ses lectures assidues de Kant, qu’elle n’est pas amoureuse de son cousin ; bref, qu’elle n’est pas juste elle, déconnectée de son environnement, et universellement supérieure à son/sa prochain.e ; qu’elle est influençable, modulable, bousculée par ses rencontres. Bref : Beauvoir propose, au fond, une théorie de la (dé)construction de soi par l’expérience qui est toute négative. On pense être déjà, et être tout entier.e, et n’avoir plus rien à être, mais l’être s’échappe, instable, mouvant, fuyant. Ainsi ce n’est pas la mémoire et le réel qui fuit, comme chez Proust ; c’est soi-même.
On comprend alors que l’autobiographie beauvoirienne met en récit la philosophie existentialiste – l’existence précède l’essence, Sartre, Heidegger vulgarisé, tout ça. On a toujours à être autre chose, à devenir, notre identité n’est fixée qu’au moment de notre mort. Plus simplement (je m’excuse pour mes discours ampoulés), Beauvoir apprend à échapper à la tendresse envers soi-même. Avec une bonne foi et une simplicité déconcertantes, elle avoue ce qui est peut-être la chose la plus difficile à avouer : sa propre vanité, et par là peut-être sa propre bêtise.
J’imagine qu’on me voit venir avec mes gros sabots : je me suis reconnue dans Simone, et l’avouer, c’est aller un peu dans ses pas, c’est procéder comme elle à une suspicion envers mon propre ego. Je ne sais pas pour les autres ; mais moi, il m’est arrivé de penser que j’étais comme ci, comme ça, que cela était, point barre ; et puis plus tard je me suis rendu compte que c’était faux. Cette honnêteté dans l’écriture renvoie au très courant syndrome de l’imposteur, et je vais me permettre de prendre mon propre cas en exemple : j’ai obtenu l’agrégation en ayant en simultané parfois l’impression de faire du bachotage un peu idiot, d’apprendre par cœur plus que d’avoir un réel point de vue critique et nourri sur les œuvres au programme. On n’est pas forcément plus intelligent.e pour avoir réussi un concours ; et c’est le moment où le syndrome de l’imposteur fond sur moi, car je ne me sens pas nécessairement légitime à prendre à la rentrée une charge de cours à l’université (d’où ai-je le savoir nécessaire à donner des cours à de jeunes adultes ?). La raison intervient à mon secours : je sais que j’en suis capable, même si la panique prend le dessus. La force des Mémoires de Beauvoir, c’est d’assumer de ne pas se rassurer : sans violence, sans égards pour soi-même, de manière neutre, posée, assertée, dire ce qui est, dire que l’on ne sait pas tout, et que peut-être l’on est un peu imposteur, pour de vrai, sans que cela soit un drame ou une fatalité.
Et c’est un message d’utilité publique. Comme cela fait du bien d’assumer qu’on est tellement loin de ce qu’on pourrait être, de ce qu’on pourra être ! Qu’il est bon de dire que parfois l’on a été si égocentrique, mais que ce n’est pas voué à rester éternel !
Il y aurait bien davantage à dire sur cette œuvre, mais d’autres critiques l’ont déjà fait – ainsi je ne parlerais pas des délices que l’on éprouve à découvrir sous la plume de Beauvoir le milieu sorbonnard intellectuel et prometteur des années 30, par exemple ; ou de l’économie d’une écriture qui va droit au but avec beaucoup d’élégance.
Bref : un grand livre, qui sous sa simplicité (stylistique et thématique) déploie des trésors d’intelligence dans l’analyse de l’individu et de son histoire personnelle.