Ce roman épistolaire, le seul de Balzac dans la mesure où le Lys dans la vallée n’est qu’une seule très longue lettre, commence au moment où Louise sort du couvent où elle étouffait, quelque temps après son inséparable amie Renée. Après avoir longtemps parlé (d’amour), elles s’apprêtent enfin à (le) vivre. La première, fréquentant le monde parisien, connaîtra avec un grand d’Espagne déchu qu’on croirait tout droit venu d’une romance sentimentale un amour tel qu’elle finira par « annuler » le malheureux ; puis viendra la quiétude d’un amour sans tambour ni trompettes. La seconde, plus bâtisseuse que consommatrice, contractera vite le mariage de raison – ce qui ne signifie pas mariage forcé – qui l’amènera à devenir la mère de trois moutards et la représentante de cette caste de grands notables de province qui trouve son origine chez les seigneurs féodaux et se perpétue de nos jours sous les traits du député rural.
On pourrait s’amuser – enfin, s’amuser, façon de parler… – à étudier les récits de la Comédie humaine à la lumière de leur titre (Après tout, il existe une étude de Tetsuo Takayama sur les Œuvres romanesques avortées de Balzac (1829-1842).) Ici mémoire ne désigne pas un écrit : pense-bête, rétrospection autobiographique ou – encore moins – travail universitaire, mais, me semble-t-il, l’ensemble des souvenirs des deux héroïnes. Après tout, elles en ont accumulé, de leur sortie du couvent jusqu’à l’approche de cette quarantaine qui pour une aristocrate du XIXe siècle marque le début de la vieillesse. Du reste, je crois que jeunes, elles le resteront longtemps, chacune à sa manière.
Complémentaires ? Sans doute l’aspect masculin de Louise, aux « résolutions viriles » (XII, p. 245) est-il suffisamment marqué pour qu’on puisse le penser. Du reste, l’ambiguïté de certaines formulations, particulièrement dans les lettres de Louise (« L’imagination n’a pas de bornes, et les plaisirs en ont. Dis-moi, cher docteur en corset, comment concilier ces deux termes de l’existence des femmes ? », XXI, p. 285), réjouira le lecteur soupçonneux amateur d’internats saphiques. Mais là-dessus, Balzac ne s’étend jamais.
Faut-il dire par ailleurs que « le romancier arrive parfaitement à faire alterner leurs deux points de vue et disparaît derrière ses personnages, puisque la structure romanesque choisie lui interdit ces interventions personnelles qui émaillent souvent les récits de la Comédie humaine » (p. 184) ? N’en déplaise au commentateur de ces Mémoires en Pléiade, il me semble que l’alternance des points de vue est relativement limitée. Stylistiquement, il n’est pas toujours évident de distinguer les lettres de Louise de celles de Renée (quelques autres personnages écrivent aussi, mais leurs lettres sont avant tout des béquilles narratives).
D’autre part, les aphorismes abondent dans le roman qui sont avant tout des aphorismes balzaciens : « En restant dans la solitude, une femme ne peut jamais être provinciale, elle reste elle-même » (Renée, chapitre IX, p. 237), y compris quand la deuxième partie de la phrase n’est qu’une application particulière de la vérité énoncée dans la première : « On se marie au hasard, et tu te maries ainsi » (Louise, VII, p. 231).
D’une manière générale, les Mémoires de deux jeunes mariées ont des allures de démonstration, comme la Maison du chat-qui-pelote, à laquelle elles empruntent l’opposition qui structure le récit. (Que Renée ait plus d’envergure que Virginie – et dans une moindre mesure Louise qu’Augustine – est une autre question : dans tous les cas, Héra contre Vénus, ou les deux versants du dilemme d’Achille.) Ce qu’il s’agit de démontrer, c’est l’échec à long terme de tout amour fondé sur la domination, fût-elle (ou seulement quand elle est ?) acceptée par le / la dominé(e). Il n’y a que Louise pour se croire « une exception » (LVII, p. 400).
Faut-il dire alors que Balzac et le genre du roman épistolaire n’étaient pas faits l’un pour l’autre ? Il en adopte les codes : un caractère initiatique très marqué, et accessoirement un couvent, l’amour et des « des réponses de Renée parmi lesquelles nous avons dû faire un choix, uniquement pour éviter les longueurs » (« Introduction » à la première édition, p. 193). Mais ces Mémoires ne sont pas exemptes d’un défaut récurrent des romans épistolaires : les baisses de rythme auxquelles leur principe même les expose – n’est pas Laclos qui veut !
D’autre part, et mal gré qu’il en ait, Balzac finit par se complaire dans une vision particulièrement édifiante et larmoyante. Certes, on est assez loin d’une vision univoquement idyllique du mariage : « L’homme qui nous parle est l’amant, l’homme qui ne nous parle plus est le mari » (Louise, VII, p. 230). Certes, malgré les apparences, la maternité n’est pas présentée comme un instinct : « “Quel petit singe ! ai-je dit. Êtes-vous sûrs que ce soit un enfant ?” », écrit Renée racontant son accouchement (XXXI, p. 319).
Mais la grande gagnante du roman, malgré les divergences intellectuelles et pratiques qui séparent les deux amies, c’est l’éducation féerique – cf. la façon dont Louise évoque ses parents, cf. les paroles de sa tante à Louise, p. 197-198 – dont elles privilégient chacune un aspect. Le passage du couvent au monde, ici, est plutôt bien vécu sur le coup par les héroïnes. Mais si elles ont quitté le couvent, le couvent ne les a pas quittées : cette éducation, c’est sa force, se répand partout. Balzac pensait-il à cette démonstration-là ?