Il arrive parfois que certains considèrent avec mépris (ou dédain) la lourde tâche du commentateur...
Et pourtant force est de reconnaître que leur rôle est souvent crucial : d'une part, parce que leur travail donne (s'il est bien réalisé) une porte d'entrée de choix dans la philosophie dense et touffue d'un grand philosophe, et d'autre part, parce qu'autrement certains textes comme celui-ci disparaîtraient à jamais de nos mémoires!
Et pour cause : le "Ménexène" de Platon (autrefois suspecté d'être un écrit apocryphe) n'a pas grand chose pour lui en apparence, c'est un monologue déguisé (l'interlocuteur de Socrate, ici n'a qu'un rôle très secondaire et encore...au tout début seulement) poussif, pompeux à souhait, qui se lit très difficilement avec grande attention et encore moins jusqu'à la fin...Enfin, la pire chose qui soit pour un dialogue de Platon (et qui enfonce le clou dans le cercueil...chose ironique puisqu'il parle d'oraison funèbre...) est qu'il ne contient (en apparence, mais nous savons tous quel crédit Platon accorde à cette vilaine) aucune thèse philosophique majeure ou substantielle...il apparaît donc comme un dialogue de jeunesse raté et vraiment dispensable.
Si vous possédez à peu près autant de patience que moi...c'est le jugement (sévère) que vous aurez en lisant le Ménexène (à moins peut-être d'être un spécialiste érudit ou de vouloir passer comme tel comme un bon gros sophiste...vous reprendrez bien encore un peu d'ironie?). Fort heureusement, ce dialogue existe en édition "vrin/bilingue", quelle différence cela fait-il me direz-vous? Et bien tout d'abord les amoureux de grec ancien seront charmés puisqu'ils auront le texte original sous les yeux en même temps que la traduction (et ils auront tout le loisir de comparer les deux versions ou de s'amuser à le retraduire s'ils n'ont rien de mieux à faire pour occuper leurs journées...). Ensuite, fait fondamentalement crucial : il est accompagné d'un commentaire indispensable si on veut comprendre un peu mieux l'intérêt proprement philosophique de ce dialogue de Platon. En effet, même si l'ironie est légèrement palpable et permet de se rendre compte que Socrate se moque en réalité du genre de l'oraison funèbre...et la conçoit comme un tour de passe passe rhétorique artificiel de plus (sur ce point le "Ménexène" n'est pas très intéressant ou novateur non plus), il n'y a pas grand chose qui permet de saisir le réel sens de ce dialogue dans l'oeuvre de Platon. Or, en lisant le commentaire, tout s'éclaire : le genre de l'oraison funèbre est comparable à la rhétorique des sophistes (Ménexène étant en passe d'en devenir un, Socrate essaye alors insidieusement de lui en montrer ironiquement les défaillances) dans la mesure où il produit des sons et des images fortes neutralisant la réflexion philosophique et forçant l'adhésion de l'âme par la passion, non par la raison.
Là où le Ménexène est intéressant (et original dans la pensée platonicienne) c'est qu'il dénonce insidieusement l'indifférenciation dangereuse et injuste à laquelle mène l'oraison funèbre : de la même façon que l'on dit que "la mort efface les péchés", l'oraison "annulera" de la même façon les mérites réels et respectifs propres aux individus, si l'on meurt courageusement pour servir la cité (et que l'on sert simplement de "chair à canon") on aura un même traitement dans le cadre de la sépulture ou de l'éloge faite au moment de la mort. En ce sens, l'oraison funèbre ramène le différent à l'identique : l'inégalité sociale, les différences de vertus ou de vices d'un individu à l'autre sont alors gommées...supprimées par l'éloge à l'apparence bienveillante qui, pour Platon, loin de louer l'existence passée des défunts les tuent réellement pour de bon.
En effet, comment différencier les mérites du philosophe (Socrate par exemple), du citoyen lambda, ou du sophiste, si les premières voies qui conduisent au royaume des morts sont pavées de bonnes intentions qui suppriment du même coup l'identité au profit d'une égalité abstraite qui fait périr définitivement les héros ou les grands hommes? On retrouve donc ici une critique très subtile de l'abstraction démocratique, qui en cherchant à "égaliser" les individus (y compris devant la mort et à l'égard de la postérité) supprime ce qui, en réalité, pourrait leur assurer de perdurer dans les mémoires : un ensemble d'actions singulières vertueuses ou vicieuses créant par elles-mêmes une postérité faite d'honneurs ou de déshonneurs...
Le propos de Platon s'inscrit donc ici (comme souvent serait-on tenté de dire) contre la flatterie démagogique, contre la persuasion rhétorique aux allures sophistiques, contre l'indifférenciation démocratique des individus, mais surtout (et c'est là le point décisif et important) contre la disparition de l'individu après sa mort...ce qu'il a pu donner à voir de lui au cours de son existence doit être examiné en tant que tel...la mort ne doit pas nous faire disparaître des mémoires derrière une élogieuse indifférenciation (paradoxe propre à l'éloge funèbre que Platon a brillamment relevé ici). On pourrait même élargir la réflexion en se disant que l'éloge n'en est réellement une que si elle part du particulier (l'individu) pour atteindre une notion universelle (le mérite), et non l'inverse : partir de lieux communs et attendus pour prétendre traiter des individus de façon totalement artificielle.