Les Misérables dans la Guerre
Bien que les dénonciations de la guerre abondent dans les pièces de Brecht, elles sont souvent associées à des intrigues qui parlent d’autre chose. « Mère Courage et ses enfants » est entièrement affectée à la mise en relief des malheurs liés à la guerre. Contrairement aux coutumes en vigueur en France depuis qu’on a crétinisé l’enseignement de l’Histoire, et focalisé l’attention du public sur ce qui s’est passé pendant les deux derniers siècles, en effaçant d’un revers de main tout le reste, Brecht a su nous éviter les sempiternelles lamentations sur les deux Guerres mondiales, et même les guerres napoléoniennes. Eh bien, oui, Français ! Le monde existait avant 1789 ! Désolé de vous asséner ce traumatisme !
Le cadre de l’intrigue est la Guerre de Trente Ans (1618-1648), une guerre de religion entre catholiques et protestants, qui a ravagé le centre et le Nord de l’Europe, et où sont intervenues les principaux pays européens. Cette guerre est particulièrement complexe en raison du grand nombre d’acteurs et d’événements, mais cette complexité sert Brecht, en ce que ses personnages côtoient un grand nombre de personnes différentes.
Mère Courage (Anna Fierling) a trois enfants, deux garçons et une fille (muette). Elle est cantinière ambulante, et fait commerce de nourriture et de fournitures diverses aux différents combattants qui parcourent le théâtre des opérations. En dépit de son surnom très « pédagogico-marxiste », Mère Courage n’est pas une illustration de l’idéal révolutionnaire prolétarien. La guerre lui sert à gagner sa vie, et elle redoute la paix pour cette raison. On appréciera le cri d’angoisse, vers la fin de la pièce : « La paix a éclaté ! » (Tableau 8). Bien entendu, elle est pauvre, du côté des pauvres, et elle passe le plus clair de son temps à être solidaire avec les pauvres. Mais elle cherche surtout à protéger ses enfants : les garçons ne doivent pas aller à la guerre, quitte à ce qu’elle passe pour une défaitiste ou une collabo par le camp qui recrute (les luthériens) ; et la fille, muette depuis l’enfance à la suite d’un viol par un soldat, doit trouver un mari, en dépit du fait qu’elle ait été défigurée...
Sur cette trame, Brecht enchaîne les épisodes qui mettent en scène non seulement les horreurs de la guerre au sens strict (massacres, viols, dévastations), mais aussi les détresses humaines qui lui sont liées : parents en deuil de leurs fils, paysans ruinés par les pillages et réquisitions, soldats enrôlés de force comme mercenaires, et sous-payés en dépit des promesses de leurs chefs. L’accent est mis sur le contraste entre le bon peuple, qui veut seulement satisfaire ses besoins vitaux au quotidien, et les grandiloquentes causes idéologico-morales au nom desquelles les puissants envoient les pauvres se faire transformer en purée sanglante sur les champs de bataille (tableau 6).
Mère Courage a deux amis, qui ne sont pas des seconds rôles : le cuisinier, et l’aumônier ; ce dernier n’est pas un simple machine à bondieuser à longueur de scène, comme on pourrait le croire : il a un véritable sens du réel, et des côtés sympathiques, même quand il exprime le désir de serrer Mère Courage d’un peu plus près (tableau 6). Evidemment, la religion est assez malmenée (c’est une guerre de religion !), et l’on ne s’étonne pas de voir Mère Courage se servir d’un missel pour emballer les cornichons qu’elle vend !
Théâtralement, c’est l’émotion qui l’emporte sur la démonstration idéologique ; Mère Courage, qui a eu ses enfants de pères de nationalités différentes, est un peu un symbole de l’inanité des frontières, et de l’internationalisme. De plus, sa posture idéologique n’est pas si claire que cela, ce qui change un peu des femmes brechtiennes qui terminent toujours la pièce le fusil à la main, avec l’ardeur révolutionnaire des militantes fraîchement converties. Les trois enfants vont avoir des destinées... tragiques, et l’émotion vient des circonstances de leur fin : l’un des fils va être exécuté pour avoir commis, pendant les quelques heures de paix officielle, un délit que personne ne lui aurait reproché en temps de guerre... La fille, présentée comme une demeurée moche et incasable, finit en héroïne pour éviter un massacre... Et Mère Courage n’est pas forcément un modèle de droiture : « La vénalité est notre seul espoir » (tableau 3).
La pièce est agrémentée de poèmes chantés, qui sont souvent lourds de sens sur les morales à tirer des événements exposés. On appréciera, dans la bouche de l’aumônier, un poème irréprochablement chrétien (tableau 3), qui change des éternels assauts critiques contre le christianisme. « La Chanson de la Grande Capitulation » (tableau 4) est tout de même une révolte contre l’embrigadement civil, militaire ou religieux (pas de raison que ce soient toujours les mêmes qui morflent !). Et le chant du tableau 9, qui passe en revue les vanités des grands personnages historiques, souligne bien que la conscience qu’ont les miséreux de leur condition ne leur permet pas d’adhérer à la morale et aux ambitions des « grands ».
La démonstration « prolétarienne » est donc fort nuancée dans cette pièce, et le spectateur sera surtout sensible aux tragédies déchirantes que connaissent les divers personnages.