Tranche de vie autant que tranche d’époque

Mesopotamia, c’est cette terre biblique, considérée comme le berceau de la civilisation, qu’entre Tigre et Euphrate, l’on appelle Irak aujourd’hui. A la fin du XIXe siècle, le percement du canal de Suez et le besoin naissant de pétrole l’érigent à nouveau « nombril du monde ». Toutes les grandes puissances tentent d’y asseoir leurs convoitises, dans un « Grand Jeu » politique et diplomatique qui redessine les frontières, crée de nouveaux empires et fonde ce qui deviendra le Moyen-Orient que nous connaissons.

Une femme que l’Histoire a pourtant oubliée, lui préférant la figure de Lawrence d’Arabie, y a joué un rôle majeur. Archéologue, exploratrice, espionne, diplomate, enfin personnage politique, elle fut considérée comme « la femme la plus puissante de Mésopotamie », sa « reine sans couronne ». Depuis une quinzaine d’années, historiens et biographes la redécouvrent, comme Olivier Guez qui lui a consacré six ans de recherche et d’écriture et qui nous en livre un portrait fouillé, riche de ses contradictions et ambivalences.


Cette « Lawrence d’Arabie féminine » s’appelle Gertrude Bell. Née en 1868 dans une famille de la grande bourgeoisie industrielle britannique, elle fait des études supérieures quand les femmes sont à peine tolérées dans les universités. Se sentant malgré elle impropre au mariage selon les canons de l’époque, elle multiplie les voyages, se fait alpiniste et archéologue, et acquiert une si bonne connaissance du Moyen-Orient, de la langue arabe et de la diplomatie dans la région, qu’elle y devient agente de liaison pour les services de renseignement du Commonwealth.

Femme dans un monde d’hommes qui ne lui fait aucun cadeau, elle impose si bien ses compétences que c’est elle qui poussera Churchill à l’indépendance de la Mésopotamie, à la création de l’Irak et au choix de son premier roi, Faycak, dont elle sera la plus proche conseillère. Elle finira pourtant dans l’oubli, reléguée par d’autres figures comme celle de son ami Lawrence d’Arabie quant à lui en pleine gloire, désespérée d’assister bientôt à la main mise des Américains sur le pétrole irakien.


Il est impossible de dépeindre qui fut Gertrude Bell sans se plonger dans les arcanes géopolitiques où s’affrontent puissances occidentales, Ottomans, Bédouins, sunnites, chiites et Kurdes. Le récit ne cessant qui plus est de sauter d’une époque à l’autre dans une sorte de tourbillon temporel, toute la concentration du lecteur est requise pour suivre Gertrude dans un parcours par ailleurs si extraordinaire que la réalité historique bat d’emblée en brèche toute tentation d’en rajouter sur le plan romanesque. Peu à peu se dessine une personnalité d’exception, respectée par les uns, décriée par les autres, dans un monde masculin stupéfait de constater : « c’est une femme remarquablement intelligente avec le cerveau d’un homme. »


Gertrude se comporte d'ailleurs si bien en homme sur le plan professionnel que sa vie privée et sentimentale est un échec. Pourtant, en pur produit de son temps et de son pays, elle ne se révolte que de la condition des femmes musulmanes, désapprouvant vivement le combat des suffragettes, « dangereux pour la démocratie anglaise ». Fidèle à sa manière de penser révélée par une abondante correspondance, l’auteur se garde du moindre jugement ou de toute interprétation psychologique, la livrant à nos yeux à la fois aventureuse, déterminée et intelligente, mais aussi imprégnée des certitudes racistes, impérialistes et même sexistes de son époque et de son milieu.

C’est précisément cette authenticité sans faille, l’exactitude parfaite de la restitution construite sur un minutieux travail de documentation, qui fait l'immense intérêt de cet ouvrage, plus historique que romanesque, tranche de vie autant que tranche d’époque, et fascinante redécouverte d’une femme oubliée de l’Histoire.


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Cannetille
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