Milkman
7.7
Milkman

livre de Anna Burns (2018)

Dans un pays et une ville jamais cités, la narratrice elle-même anonyme raconte sa vie de jeune adulte marquée par de nombreux drames et une ambiance très particulière. Quant aux interventions inopinées du Laitier, elle les appréhende plus que tout.


Si le choix de l’anonymat ne doit rien au hasard, la première impression est bizarre parce qu’on ne sait pas trop à quoi se raccrocher. On peut même envisager qu’il s’agisse de politique-fiction voire d’une dystopie. La présentation éditeur n’aide pas trop, car elle se focalise avant tout sur le flou entretenu sciemment par la narration. A la recherche d’indices, on ne peut que remarquer qu’Anna Burns est Irlandaise. Enfin, au détour d’une phrase, on apprend que l’action se situe pendant les années 70. Alors, le doute n’est plus permis. Tout se passe en Irlande, à l’époque qu’en France on nomme « Les Troubles » ce qui convient parfaitement à la narration pour maintenir l’incertitude sur ce qui se passe exactement. A l’époque, le conflit se situait en Irlande du Nord ou catholiques et protestants s’opposaient sur fond de conflit avec l’Angleterre. Si les Irlandais voulaient s’affranchir de la domination anglaise, il leur restait beaucoup de choses à régler entre eux. En effet, outre l’opposition religieuse, ils devaient composer avec une opposition politique, entre républicains et nationalistes, ainsi qu’entre loyalistes et unionistes. Les vues des uns et des autres ont mené à la constitution de groupes paramilitaires et d’organisations ne reculant pas devant des actions terroristes meurtrières. La situation était explosive et, même avec le recul, la description qui en est faite va de la guerre à la guerre civile, en passant par la guérilla et le conflit ethnique.


La narratrice


Vu sous cet angle, on comprend mieux qu’une jeune fille de dix-huit ans ait beaucoup de mal à se situer dans cet imbroglio particulièrement tendu. Et ce d’autant plus qu’au sein même de sa famille tout le monde ne défend pas les mêmes convictions ! Dans cette famille nombreuse, la narratrice a perdu son père (mort de maladie), ainsi qu’un frère. Ses sœurs ainées sont mariées, l’une déjà veuve et une autre « bannie ». Elle-même s’occupe beaucoup de ses trois cadettes qu’elle nomme ses chtites sœurs, alors qu’elles l’appellent la sœur du milieu, ce qui fait donc sept filles dans la famille.


La narratrice entretient depuis un an une relation avec un jeune homme qu’elle désigne comme son peut-être-petit ami, parce qu’ils n’arrivent pas à se décider à s’installer ensemble. Il semblerait que ce soit elle qui rechigne, car elle observe que le jeune homme, passionné de voitures, laisse son intérieur s’envahir littéralement de pièces mécaniques qui pourraient servir un jour. La narration s’intéresse de près à l’une de ces pièces qui, semble-t-il, comporte une indication de provenance étrangère subversive. Qui sait ce qui pourrait se passer si cela venait à se savoir ?


Le Laitier


La narratrice aime tellement lire – de la littérature classique – qu’elle poursuit cette activité jusqu’en marchant. Elle évite le XXe, ce qui peut s’interpréter comme une volonté d’évasion par rapport à son quotidien. Mais, son attitude ne manque pas d’attirer l’attention. Or, tout ce qu’on apprend d’elle, la façon dont elle présente les choses, montre qu’elle vit dans un milieu où il vaut mieux ne pas se faire remarquer. Sa mère en particulier la tanne pour qu’elle se conforme à la norme. A l’époque, pour une femme, pas de surprise, la norme est de se marier (donc, régulariser toute relation sentimentale) et de faire des enfants (voir le nombre de ses frères et sœurs), si possible avec « un du même bord » qui pratique « la bonne religion » et habite « le bon côté de la ville. » Ce cadre familial doublé du cadre politique et triplé du cadre social enferme littéralement la narratrice dans un carcan infernal. Les interventions du Laitier constituent donc un avertissement sévère dans cet univers où des jeunes filles conditionnées se révèlent incapables de voir des nuances de couleurs dans le ciel. Dans leur esprit, les couleurs du ciel sont le bleu, ainsi que le blanc et le gris des nuages. Chacun des sept chapitres présente l’une des interventions du Laitier dans la vie de la narratrice. Des apparitions au premier abord quasiment anodines. Il s’approche d’elle discrètement, se retrouvant à ses côtés presque comme par enchantement. Elle le désigne comme Le Laitier dans sa narration, car il se déplace avec une camionnette blanche typique. Mais qui est-il exactement et que veut-il ?


Pour l’entourage de la narratrice et les autres habitants du quartier, la rumeur se répand comme une trainée de poudre, elle a une liaison avec lui, alors qu’il ne fait que lui parler sans même la regarder et qu’elle fait tout pour l’ignorer. Mais, ils ont été photographiés ensemble ! En effet, un peu partout dans la ville (y compris dans les parcs) des appareils photos de surveillance sont disposés et se déclenchent au passage des uns et des autres, avec un petit bruit caractéristique. Avec cette surveillance constante, on comprend que la méfiance soit de rigueur. Le résultat est donc dans cette narration où rien ni personne n’est nommé de façon franche. Une confusion renforcée par les événements, puisque par exemple, la narratrice est amenée, à partir d’un moment, à parler de vrai-Laitier et de faux-Laitier.


Original et passionnant


Milkman a valu plusieurs prix à Anna Burns, dont le Booker Prize 2018. A la lecture, ce roman produit une impression unique, renforcée par un style auquel il faut s’habituer, la traduction de Jakuta Alikavazovic le mettant bien en valeur. Des phrases souvent longues pour décrire minutieusement ce que la narratrice s’interdit de nommer clairement, des paragraphes longs également et très peu de sauts de lignes pour reprendre son souffle. Étant donné la complexité de la situation, la narratrice trouve également naturel de faire de nombreuses digressions. S’il vaut mieux une lecture particulièrement attentive, celle-ci procure heureusement de réelles satisfactions. Ainsi, la narratrice fait sentir dans le détail comment l’action du Laitier s’infiltre dans les esprits de façon machiavélique, y compris dans le sien. Elle détaille donc comment certains s’y prennent pour exercer une pression psychologique déstabilisante pouvant mener jusqu’à des relations non réellement consenties sans que la victime se défende (aussi bien sur le moment que plus tard), mais elle fait également sentir l’influence d’une situation conflictuelle dans un pays sur les esprits des individus. Et puis, le texte réserve de nombreuses bonnes surprises. Malgré la quasi absence de dialogues classiques, on note des échanges à l’absurdité hilarante, dans des registres assez divers, ainsi qu’un tic de langage (Ach !) qui revient dans la bouche de plusieurs des protagonistes, alors qu’il sonne très germanophone. A vrai dire, ce tic je me surprend moi-même à l’utiliser à l’occasion, alors…


Critique parue initialement sur LeMagduCiné

Electron
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le 22 mai 2024

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