Un livre-baleine sombre et contemplatif qui mérite largement d'être oublié pour être redécouvert. Moby Dick c'est une de ces histoires célèbres, éculées, banalisées. C'est un peu comme une symphonie de Beethoven qu'on aurait trop souvent entendue.
Pourtant, l'œuvre est farouche et ne se laisse pas approcher facilement. Très dense, truffé de vocabulaire technique sur la vie d'un quaker, le livre répond aux exigences du public de l'époque qui cherchait avant tout à se cultiver et à connaître le monde. Sa composition est à ce titre remarquable et s'apparente à un journal de bord relatant une expédition longue, en introduisant çà-et-là des réflexions plus larges. Mais il serait dommageable pour la structure d'ensemble de négliger cet aspect. L'écriture de Melville est comme une marée, et chaque chapitre contribue à densifier le texte pour lui donner la profondeur des océans qu'il parcoure. Chaque détail rend le tout plus incisif et dramatique, et la description de la ligne utilisée pour la pêche, par exemple, la rend cruelle et capable aussi bien de mater des colosses que de faucher indifféremment le premier venu. L'atmosphère brumeuse dans laquelle baigne régulièrement le roman contraste avec l'immensité vide et la clarté quasi insupportable d'un grand large sans nuage, suscitant la tranquillité comme l'effroi. Nous sommes invités à nous perdre dans l'horizon, lieu de tous les exotismes et des sans terre, de ces êtres étranges et métissés comme l'Indien Queequeg, dont la peau rappelle un habit d'Arlequin. Mais il y a aussi, enfin, Achab, le fameux capitaine Achab, ce fantôme obsédé par un autre fantôme, Moby Dick, le cachalot blanc. Achab est-il fou ? Il ne laissera personne le dire, car il faut être déjà fou pour le suivre, fou pour le voir, lui qui ne sort de sa cabine que pour flairer la bête. Et il est peut-être le plus sage, lui qui sait ménager ses hommes, lui qui sait atteindre le but. Car Achab est la sagesse de l'obsession démoniaque, et Moby Dick le livre de toutes les ambitions.
"Approfondissez-vous".