Le grand intérêt du Molière de Georges Forestier est de souligner de nombreux faits qui, sans changer totalement l'image du personnage éponyme, ont le mérite de le rendre à son originalité première : celle de l'artiste. Forestier s'éloigne en effet des élaborations de la tradition (à partir, notamment, de la Vie rédigée par Grimarest) pour retourner aux sources contemporaines. Il n'oublie pas de faire disparaître quelques idées reçues : celle d'un Molière hypocondriaque ou valétudinaire (sa mort soudaine, qui ne se fit pas sur scène, surprit tout le monde) ou d'un Molière populaire (en réalité, son grand succès, à partir des Précieuses ridicules, est le détournement des codes mondains, qui ne peut parler qu'à la haute société — cette idée vient d'un vers plaisant de Boileau, dans son Art poétique).
En conséquence, Forestier s'attache beaucoup à l'organisation extérieure du succès de Molière, pour lequel il nous reste plus de sources. Il montre notamment le rôle de la douzaine d'années passée par Molière à écumer le sud de la France, se produisant pour les princes et bourgeois d'Occitanie et de la vallée du Rhône. C'est dans le Midi que Molière se fait la main à deux premières comédies originales, L'Étourdi et Le Dépit amoureux, outre de nombreuses petites farces. Quand la troupe revient à Paris, Molière a déjà 36 ans. Il souligne également le caractère à la fois entrepreneurial et “républicain” des troupes de théâtre, où chaque acteur dispose d'une part égale à la distribution des bénéfices. Molière, qui est à la fois l'acteur phare et l'auteur moteur de sa troupe (les “créations”, tragiques ou comiques, qu'elle portera pour d'autres, ne marcheront jamais très bien, à l'exception du Bérénice de Corneille), touche autant que les abonnés aux seconds rôles, à sa part d'auteur près. Pour républicaines que puissent être les troupes dans leur fonctionnement, elles reposent en revanche lourdement sur la faveur royale. Molière y sera suspendu toute sa vie, et ne manquera jamais une occasion de consacrer un placet au monarque.
Par ailleurs, Forestier montre également les liens de Molière avec le monde culturel de son époque. En France, d'abord : Molière “succède” à Corneille, avec qui il semble d'abord entretenir des rapports difficiles, avant de jouer son Bérénice ; il précède Racine, qui donnera ses premières pièces à la troupe du Palais-Royal, avant de se brouiller avec elle. Il collabore aussi longuement avec Lully pour donner des “comédies-ballet”, qui précéderont de peu l'implantation de l'opéra en France. Mais surtout, Forestier souligne avec intelligence le caractère européen du théâtre de Molière, qui s'inspire tant des classiques que de divers précédents romans (italiens, espagnols ou même portugais à l'occasion). La Quellenforschung ne rabaisse en rien le génie créateur de Molière : la biographie s'emploie à montrer le jeu de coupes, de développements, de symétries appliqués à chaque source. L'association de Molière au génie français — qui commence de son vivant — ne peut donc négliger son inscription dans un réseau d'intertextualité.
Parfois, la verve de Molière s'autonomise, et notamment dans l'incroyable Critique de l'École des femmes : l'auteur se paie le luxe de parodier les critiques de son œuvre dans un nouveau texte autonome, et l'acteur de jouer un des cuistres qui l'attaque ! La biographie de Forestier permet de redécouvrir d'autres textes sous le jour de leur réception contemporaine : on apprend que l'ultra-classique Avare fut d'abord un succès en demi-teinte. Elle prête aussi beaucoup d'attention au difficile accouchement de Tartuffe, qui explique d'ailleurs certaines des dissonances de la pièce actuelle, issue d'un compromis entre la version la plus scandaleuse de Tartuffe (un vrai dévot qui finit par habiller son désir des mots de la religion) et la plus acceptable (un trompeur patenté qui joue au dévot).
Malgré ses qualités, Molière manque parfois un peu d'allant, et s'enlise dans son dernier tiers en une alternance de pièces et de spectacles royaux, sans réussir à montrer à sa juste valeur l'originalité de chacun. Une structure plus synthétique aurait sans doute permis de mieux faire valoir l'originalité et le brio de Molière.