Quelle merveille que ce roman cryptique, inclassable, complètement hallucinant!
Difficile à lire sans ressentir comme un vertige, comme si ce récit impossible vous tiraillait les neurones et vous fouraillait les entrailles. Il s'agit ici de deux récits de voyages pénibles et foutraques, deux épopées en hélice, vécus par deux hommes en pleine décrépitude.
Dans le premier chapitre, Molloy, vieux vagabond aux jambes raides, veut retourner chez sa mère, son périple sera interrompu par de multiples incidents qui rappellent furieusement la vie et se terminera dans l'immobilité. Dans le deuxième, Moran est un détective / espion / tueur (lui-même ne le sait pas) à la recherche de Molloy, il vivra aussi un étrange chemin de croix qui se confondra de manière troublante avec le premier récit. Absurdes incidents, digressions insensées, destins croisés, on sent pourtant, au fur et à mesure de la lecture, comme une impressionnante congruence.
"Molloy" est un roman qui s'écrit à fleur de peau, car Beckett est là, dans son livre, qui s'invite carrément dans le récit. Rien de ce qui est dit n'est vrai, c'est tellement une oeuvre de fiction que quand Molloy dit "il était minuit, il pleuvait", Beckett nous dit " Il n'est pas pas minuit. Il ne pleut pas ".
Le premier récit est une déchirante descente vers le néant, racontée par un homme au bord du gouffre immobile qui se demande quel est son nom. La deuxième quête est justement une descente vers la perte d'identité, vers un oubli sénescent. De fait le premier chapitre est assez navrant, on sent un homme en lambeaux qui a perdu sa vie, ne peut se la rappeler qu'en épisodes sordides, et vit d'expédients, poussé en avant vers sa mort comme un lemming, poussé par des obsessions plutôt que des intentions. Alors que le deuxième est plus composé, plus facile à lire, puisque Moran est lucide au départ. Mais le drame de Moran est le véritable drame de ce roman, puisqu'il y perd la conscience de soi, puisqu'il y devient ... Molloy, l'homme qui a tout oublié.
En effet, je crois personnellement que le deuxième récit, où le "détective" Moran recherche le fameux Molloy, prend place chronologiquement avant le premier, et que Moran, cet être assez exécrable, tatillon et égoïste (dont Beckett se sert en passant pour dézinguer la religion) est sans doute Molloy lui-même, Molloy avant la chute (parce que Alzeihmer, folie, vieillesse, trauma, que sais-je...)
Moran commence son enquête avec un mal au genou qui deviendra la jambe raide de Molloy. Quand Molloy se demande s'il peut-être il a eu un fils, on le rencontre en effet au début du deuxième chapitre lorsque Moran part ... avec son propre fils.
Dans son délire Molloy se demande d'ailleurs si son nom n'est pas "Mo-lose" (lose = perdre) et il a un peu raison, lui qui s'appelait en fait Mo-ran. Coincidence? Je ne crois pas :-)
On peut noter aussi le flottement autour de la notion de pays, de territoire (qu'arpente Moran dans sa quète) , qui flirte beaucoup avec la notion de corps, d'identité, de conscience. Bref, je ne veux pas faire ici une liste, mais en dépit de nombreuses dissonances, on peut trouver dans "Molloy" une histoire très cohérente, tragique, existentielle presque.
La prose de Beckett est géniale. (Et Beckett, irlandais, écrivait en français!), pleine d'humour aussi (des blagues bien grasses sur Shit et Hole , deux villes locales, et autres orifices, etc...), des jeux de mots, un absurde pataphysique poussé jusqu'au bout (comment faire une commutation de cailloux, sur plusieurs pages!), on voit Moran parler de bicyclette, et commencer à "rayonner" autour d'un point fixe, etc... On jubile en lisant ce truc, comme Beckett jubile manifestement en le rédigeant devant nous.
Pas d'un abord aisé, ce livre est d'une richesse impressionnante et je vais devoir y retourner à multiples reprises je crois... Sans parler de finir la trilogie dont ce n'est que le premier volume...N'hésitez pas y vous y plonger vous aussi, guys et guysettes!