Beckett réinvente l'écriture littéraire dans ce roman qui n'en est pas vraiment un, qui est plutôt une sorte de long poème en prose, ou un essai métaphysique, ou un monologue intérieur, ou bien rien de tout cela, rien qu'un assemblage de mots qui finit par former un objet que l'on appellera comme on voudra. Le courant de conscience cher à Joyce, que Beckett a bien connu, devient ici courant d'inconscience, où une entité, qui est peut-être Molloy, ou Moran, ou Beckett, ou aucun des trois, ou bien tous les trois à la fois, se cherche une identité, ou bien cherche au contraire à s'en débarrasser et se fondre dans le néant. Le livre semble s'écrire sous nos yeux au fil des phrases, digressant, contredisant, corrigeant, revenant en arrière puis finalement à son point de départ. Et l'on se laisse happer par la poésie singulière, souvent burlesque, de ce non-monde dans lequel nous plonge l'auteur, qui ne tient qu'à quelques signes posés sur une feuille de papier, donc constamment près de disparaître. Un chef d'oeuvre, évidemment.