Il y a souvent une question que l'on se pose lorsque l'on constate l'avachissement quotidien des enfants de dix à douze ans que nous fûmes, et même celui des futurs générations vis-à-vis desquelles nous sommes parents ou professeurs : pourquoi les gamins préfèrent-ils s'abrutir devant kho-lanta ou leurs consoles de jeu quand ils pourraient lire les merveilles de notre littérature? A cette délicate question qui entraîne souvent de houleux débats, des ministères jusque dans les repas de famille, je n'ai bien sûr pas la prétention d'apporter une réponse définitive et indiscutable. Néanmoins, il me semble pertinent de soulever la réflexion suivante, en guise de salutation à l'enfant mal dans sa peau que je fus : et si la raison de cet avachissement n'était pas dû aux enfants-rois, ni même à l'échec de notre système éducatif, mais au fait que les livres abordés en sixième sont franchement nuls?
Pour illustrer mon propos, prenons l'exemple de "mon bel oranger", dont il a fallut que je me farcisse la lecture à cette période avec le médecin malgré lui et certains des pires poèmes de Rimbaud. L'histoire nous raconte celle d'un jeune garçon brésilien, issu d'une famille très pauvre, qui va se lier d'amitié d'abord avec un oranger dont il s'imagine qu'il parle, puis avec une sorte de bienfaiteur richissime, qu'il surnomme Portuga. Le livre va de petites anecdotes en petites anecdotes sur la vie du garçon, comme ce Noël où il s'est exclamé "quel malheur d'avoir un père pauvre" en voyant qu'il n'avait pas de cadeau, et le livre a beau être court, il réussit l'exploit de tourner en rond tout au long de son histoire. Alors certes, il y a des passages violents, mais cette violence sociale et physique n'est pas celle d'un Oliver Twist. Car contrairement à ce dernier, le garçon du livre ne tentera rien pour s'extirper de cette vie de misère et se contentera de se réfugier au pied de son oranger jusqu'à ce qu'on le sorte de là.
Car c'est bien là le premier problème de ces livres que l'on donne "aux enfants" : ils n'ont absolument aucune intrigue. Ils se contentent de nous décrire une série d'anecdotes, dans un vocabulaire ultra simplifié et surtout en évitant au maximum les thématiques jugées "choquantes" pour nos chères petites têtes blondes. Mais il y a aussi l'absence de scènes de transition, jugées "trop lourdes et trop complexes", le vocabulaire simplifié à l'extrême, le nombre de personnages qui semble être scrupuleusement surveillé, le récit à la première personne... même les lettres sont en gros caractères, comme si l'on avait peur qu'une police d'écriture trop petite nous déclenche des crises urticantes. Le résultat est souvent l'impression d'un récit décousu, sans grand intérêt et sans véritable enjeu, puisque la fin est de toute façon aisément devinable
(oh, comme c'est surprenant, Portuga l'adopte. Oh, comme c'est subtil, son oranger est abattu, signe qu'il doit renoncer à l'enfance pour accepter de devenir adulte...)
Mais il faut bien initier en douceur nos enfants à la vie véritable, non?
Le souci, c'est que c'est à cet âge que l'on commence à faire ses goûts artistiques de façon définitive. Proposer ce genre de littérature volontairement appauvrie, des livres pré-mâchés sur lesquels "vous me ferez les questions 21 à 46 de la page 52 pour demain, et vendredi nous auront un contrôle sur l'importance des virgules", c'est faire un mal qu'il est difficile de rattraper ensuite. Car lorsque j'ai fini par arriver sur les Balzac et les Baudelaire, je croyais déjà dur comme fer, comme la plupart de mes camarades, que les cours de français étaient nuls. Or, au même âge, nous regardions dragon ball Z, jouions à resident evil (zombies, sang et horreur) ou à driver (drogue, prostitution...), lisions les contes et légendes de la mort pour nous faire peur. Nous avions étés traumatisés par la mort du père de Simba, anéanti par celle de la sorcière de Blanche-Neige, nous connaissions par des cassettes Oliver Twist et l'histoire des Skywalker. Nous imitions les T-Rex et les calamars géants des films que nous regardions tous les soirs. Nous savions déjà ce qu'était une bonne histoire... et lorsque nous entrions dans les classes de français, nous savions que nous allions devoir regarder Alice au Pays des Merveilles, faire semblant de nous donner des coups de bâton ou discuter une heure de livres comme celui-ci.
Mon appel ne sera sans doute pas entendu, mais tant pis : par pitié pour eux, arrêtez de prendre vos jeunes pour d'innocents demeurés!