Vivant mais mort, n'être plus qu'un corps...

"Mort d'un personnage" c'est la sublime évocation d'une femme prisonnière d'un corps déchu qui a survécu à l'amour de sa vie, à l'âme humiliée, pressée de rejoindre d'autres rivages et qui n'est plus que l'ombre maléfique de sa splendeur passée. Une vieille femme aveugle, planant dans les hautes sphères, méprisant tout sentiment terrestre et bassement matériel, y compris les êtres qui prennent soin d'elle et qui sont subjugués par sa beauté inatteignable, sa majesté de reine, sa suprême indifférence, et pour qui ils seraient pourtant tous prêts à agoniser en plein désert si cela pouvait susciter une étincelle dans son regard vide, un battement dans son coeur désormais plus sec que les contrées les plus arides du globe terrestre, une pression dans ses mains plus froides que celles d'un spectre... "Quand on avait compris le mécanisme qui organisait l'apparence de grand-mère, on voyait clairement qu'elle n'avait plus d'âme"...


Parvenue à la fin de sa vie, c'est son petit-fils Angelo Pardi qui prend soin de Pauline de Theus, lui fait sa toilette et la fait manger, lui-même aidé par une jeune aveugle qui vit avec eux. Se met alors en place de manière subtile un jeu de points/contrepoints entre l'aveugle qui ressent la nature sans jamais l’avoir vue bien mieux que l'enveloppe desséchée qui abrite encore la fameuse grand-mère, qui s'échine elle à rester sur ses pentes ténébreuses... "Il suffisait d'entendre grand-mère parler de prairies, de soleil, de couleurs pour savoir que, connaissant parfaitement ce qu'étaient en réalité la prairie, le soleil et la couleur, elle se jetait si violemment de tout son coeur à l'opposé de ces réalités qu'on était fondé à imaginer que, pour elle, c'était la qualité terrestre qui était un monstre."


Dans sa grande époque, la royale évanescence de Pauline de Theus n'avait d'égales que les habiles réminiscences de sa personnalité d'antan qu'elle mettait en place en société pour faire illusion... mais son petit-fils ne s'y trompait pas ; au bout d'un moment, elle-même s'enfuyait dans les bords d'ombre, se réfugiait dans son reflet, et rejetait les mains secourables qui n'avaient même pas eu conscience d'effleurer rien de moins qu'un fantôme à l'ouïe et la vue pourtant particulièrement affûtées : "Ce devait être une façon de souffler du brouillard dans le fantôme chargé de le représenter à nos côtés pendant qu'elle fuyait aux bras de l'ombre"...


« Qui sait si, avec cette obstination que je lui connais, elle n’a pas cherché et réussi à trouver quelque faille dans ces derniers pans de terre qui la séparent de ce qu’elle a éperdument poursuivi ? Qui sait si elle n'est pas la bouche collée à une fissure imperceptible en train de l’appeler ? Et qui sait surtout si, de l'autre côté, on ne lui répond pas déjà ? Peut-être est-elle enfin de nouveau en train de boire le souffle brûlant de celui qu’elle a perdu. »


Non, ce livre n'est pas un livre sur la mort, pas plus que sur la vie ou la "fin de vie", comme j'ai pu le lire ici ou là. C'est un livre sur l'amour fou, un livre d'une puissance outrageante qui ébranle nos certitudes en mettant en évidence à quel point la lumière que l’on recherche inlassablement rend justement saillantes les ombres de nos vies, à quel point un corps usé peut continuer d'être un mirage pour les vivants qui s’y accrochent, à quel point la mort peut se faire attendre de manière indécente pendant qu'elle teinte allègrement de ses pinceaux infernaux les rires des enfants, si pressés de vivre, eux.


Un chef-d'oeuvre.

carolectrice
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Livres lus en 2021, Les meilleurs titres de livres et Les meilleurs livres de Jean Giono

Créée

le 5 févr. 2021

Critique lue 425 fois

16 j'aime

6 commentaires

carolectrice

Écrit par

Critique lue 425 fois

16
6

D'autres avis sur Mort d'un personnage

Mort d'un personnage
Raider55
8

Si loin, si proche

Mort d'un personnage est le roman atypique de Jean Giono. Un récit si loin de son originalité habituelle. Quand il met la nature au centre de son propos. Et pourtant si proche de l'humanité qui le...

le 18 avr. 2022

1 j'aime

Mort d'un personnage
PaulNino
9

Partir dignement

C'est l'histoire d'Angelo (oui, le même personnage que dans Le Hussard sur le toit) qui parle de sa relation avec sa grand-mère. Et comme beaucoup de petit-fils, ce que l'on retient parfois un peu...

le 24 avr. 2020

1 j'aime

2

Mort d'un personnage
Charybde2
7

Critique de Mort d'un personnage par Charybde2

À Marseille vers 1880, les dernières années de Pauline de Théus, l’héroïne du « Hussard sur le toit », racontées par son petit-fils. Un étonnant tour de force littéraire, inattendu même après coup et...

le 25 janv. 2023

Du même critique

Yoga
carolectrice
3

Manu et son zafu

Je précise que j'adore cet écrivain (adorais ?), et que j'ai quasiment tout lu de lui, mon préféré étant "D'autres vies que la mienne", comme beaucoup de gens... Pour commencer, ce livre (qui n'est...

le 3 oct. 2020

30 j'aime

26

Tess d'Urberville
carolectrice
8

Critique de Tess d'Urberville par carolectrice

Après avoir été fascinée par "Jude l'Obscur", je continue mon périple hardyen avec "Tess d'Urberville", adapté au cinéma par Polanski. Au XIXe siècle dans le Wessex, les modestes Durbeyfield...

le 11 août 2022

26 j'aime

17

La Dame en blanc
carolectrice
7

Critique de La Dame en blanc par carolectrice

La "Dame en blanc", c’est la jeune femme effrayée échappée d’un asile qui croise la route du bon Walter Hartright, jeune professeur de dessin en route pour Limmeridge House, propriété isolée dans le...

le 29 sept. 2019

25 j'aime

16