Chronique vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=sb6zsuWifbM
L’intrigue de Mrs Dalloway se déroule en Angleterre, dans les années 20. On suit la journée de Mrs Dalloway, Clarissa de son prénom, qui souhaite tenir une soirée où elle réunirait le beau-monde de Londres. Alors que Peter, son ancien amant vient rompre sa quiétude, la focalisation se met à virevolter d’un personnage à l’autre, donnant une voix aussi bien à Miss Kilman, la domestique dévote, à Septimus, un homme dévoré par les souvenirs de la grande guerre qu’à Richard Dalloway, l’époux bien falot qui donne son nom au roman.
La première raison qui me pousse à vous parler de ce roman sont
les apparences avec cette scène d’ouverture, quand elle va chez le fleuriste et qu’on voit la dichotomie de l’humain : comment la cohue, le vacarme de la rue se corsète, que les vêtements des gens qu’elle croise sont détaillés dans leur blancheur, dans leur mise en forme, quelque chose de très structuré qui a pourtant du mal à enfermer le débordement ; et donc un sentiment de ridicule nous frappe : celui de les voir déguisés, comme si des animaux porteraient des queues de pie et des chapeaux haut de forme, pour mieux cacher leur bestialité.
Cette course aux apparences est bien mise en relief par le personnage de Septimus, qui souffre de schizophrénie, et qui nous interroge : qui sont les plus fous, ceux qui se soumettent à ce bal des convenances, ou ceux qui s’en extraient, qu’elles qu’en soient les raisons ? Ce personnage permet de souligner la médiocrité et l’autosatisfaction bourgeoise. A qui on nie la souffrance, et même la différence, car nul ne voudra voir sa douleur, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Le médecin dit lui-même qu’il « n’avait rien d’inquiétant mais qui ne se sentait pas très en forme » en parlant de lui, autruche comme les autres. Septimus, on peut supposer que c’est la guerre qui a précipité sa maladie. En effet, il parle à un ami mort « un type gentil, pas bavard ; [qui] s’était fait tuer à la guerre ». On pourrait dire aujourd’hui qu’il souffre d’un stress post traumatique sévère. Cette guerre qui est peut-être le porte étendard du désir de maintenir les apparences de l’empire britannique, désir qui brise les hommes, donc intimement ou nationalement. Guerre qui est aux hommes, ce que le mariage est aux femmes, d’après Lucrezia celle de Septimus. Une perte de soi et de ses repères.
Ce qui me permet de faire la transition avec la seconde raison de lire Mrs Dalloway qui est la charge contre le mariage
Le désir de spontanéité des femmes, symbolisé par Sally, son amie téméraire est brimé par le mariage.. Si l’héroïne est une femme de cinquante-deux ans, ce qui est assez rare pour être souligné, elle est au sommet de sa vie et regarde la montée avec nostalgie, l’acmé avant la descente. Et cette mélancolie a quelque chose d’immature aussi, cette angoisse existentielle, où l’on sent que d’une certaine manière, elle est encore dans l’illusion qu’elle a les cartes en mains, qu’il est encore possible de faire machine arrière. Un emblème de cette aristocratie agonisante de l’entre deux guerres. Car elle disparait dans le rôle de Mrs Dalloway, oubliant la Clarissa qu’elle est. « le sens de l’intérêt général, de l’Empire britannique, de la réforme des tarifs douaniers, la mentalité des classes dirigeantes, tout cela avait déteint sur elle, comme c’est bien souvent le cas. Alors qu’elle était deux fois plus intelligente que lui, il fallait qu’elle voie les choses par ses yeux à lui – un des drames de la vie conjugale. ».
On voit dans cette extrait la virtuosité de la langue. Il faut s’arrêter un instant pour en parler. Que ce soit l’emploi du discourt indirect libre qui a le don de nous mettre dans la confidence sans rompre la narration, les envolées poétiques à certains passages que ce soit quand c’est Peter qui parle, avec la force des répétitions, son style est très vivant, en mouvement, parait simple et spontanée mais est très construit.
C’est un roman sur les limites entre les êtres. Dans sa manière de passer d’un personnage à l’autre, de dévoiler son intériorité et ses pensées secrètes, on s’aperçoit que c’est un livre qui montre les fossés entre les gens, et aussi les non dits. En effet, elle est l’une des pionnières de l’écriture en « flux de conscience » de ce début de siècle, qui délaisse la narration classique pour s’intéresser à la pensée du personnage, dans ce qu’elle a de décousu, de digressif, ce qui permet aussi des innovations en termes de style.
Pour en revenir aux limites, que ce soit un fossé social comme entre Mrs Dalloway et sa bonne Mrs Kilman, les deux se pensant supérieures de l’autre, la première pour son statut social, la seconde pour son éveil religieux. Ou un fossé au niveau du langage, car aucun ne pourra exprimer ses sentiments de manières limpides, chacun espérant que l’autre comprendra ses intentions, sans jamais les expliciter. Bref, un roman entre des personnes inadaptées à la communication et donc à la clarification. Chaque personnage est seul, perdu dans ses pensées et ses fantasmes de grandeur. Une manière de ne pas perdre la face et voir l’ampleur des dégâts : ils sont à la moitié de leur vie, insatisfaits des choix qu’ils ont fait et inaptes au bonheur.
Et c’est donc des personnes vieillissantes qui observent les briques de leur vie lors de cette apogée qu’est censée représenter la soirée de Clarissa, et qui symbolise plutôt tous leurs renoncements. Et quand on voit la manière dont elle est tiraillée entre son amie Sally, son ancien amour Peter qui lui rappelle tous les plaisirs de sa jeunesse et de l’autre côté son mari et les lady Bruton et autre lady Bradshaw symbole de ses obligations et de son ambition qui paraissent bien vaines, on ne peut que penser à cette phrase de Bukowski que j’ai entendu récemment : « Le problème est que nous cherchons quelqu’un pour vieillir ensemble, alors que le secret est de trouver quelqu’un avec qui rester enfant ».