« La beauté ne peut rien contre les convenances, l’amour ne peut rien contre la société, l’énergie ne peut rien contre le système, c’est le destin des meilleurs d’être vaincus. »
1912 : le Japon isolationniste dans la grande tradition des samouraïs, qui avait fait les beaux jours de l’ère Meiji, s’achève, on est à l’aube d’une époque tournée vers l’occident, ouverte sur un monde nouveau de découvertes et de voyages, à l’image du jeune héros de Mishima, tiraillé entre une adolescence qui n’en finit pas et le passage inéluctable à l’âge adulte.
Oublier peu à peu son ego, aller vers les autres, devenir un homme, telle sera l’épreuve de sa vie dans le milieu confiné qui est le sien.
Kiyoaki, unique héritier du marquis et de la marquise Matsugae, famille de l’aristocratie récente (issue toutefois d’une lignée de samouraïs) a connu le raffinement de l’authentique noblesse de cour, placé dès son enfance, selon les desiderata de son père, chez les Ayakura, couple d’aristocrates plutôt désargentés qui l’ont élevé avec leur fille, la somptueuse Satoko, de deux ans son aînée.
À 18 ans, revenu chez ses parents , le jeune homme : « sourcils au dessin net et harmonieux, grands yeux sombres luisants de séduction, bordés de longs cils» promène son exceptionnelle beauté et son ennui poli dans l’immense demeure, perdu dans des songeries languides, dont ni les études, ni les activités sportives, qu’il dédaigne souverainement, ne parviennent à le distraire et qu’il confie à son journal intime, y relatant dans le moindre détail, ses rêves nocturnes.
Comme étranger à ce qui l’entoure, Kiyoaki ne semble plus voir la magnificence du domaine parental que Mishima, tel un peintre ou un poète, évoque par touches gracieuses et picturales : érables majestueux couleur garance , îlot en plein coeur de la propriété, où, glissant sur le lac, on se rend en barque au printemps, quand « les premiers bourgeons poussent à la verticale, si bien que le jardin tout entier paraît se dresser sur la pointe des pieds. »
Un manque d’entrain et d’allant, qui frise l’apathie, désolant son précepteur, le jeune et viril Iinuma, confronté aux médiocres résultats scolaires de son élève, des états d’âme qui semblent plonger l’ami de cœur, Honda, aussi rationaliste que Kiyoaki est passionnel, dans des abîmes de perplexité.
La vue des montagnes neigeuses que le jeune homme apercevait de sa fenêtre, le ramenait quelque six ans en arrière, lorsque sa radieuse beauté l’avait fait choisir comme page, lors des fêtes du nouvel an au palais impérial, avec vingt autres garçons de la noblesse, afin de porter, à tour de rôle, la traîne de l’impératrice ou celle de la Princesse Kasuga .
Un faux pas ayant fait trébucher son petit porteur, celle-ci, détournant à peine la tête, s’était contentée d’un léger sourire : « en cet instant, pour la première fois de sa vie, Kiyoaki reçut le choc de la beauté féminine dans sa plénitude – jaillissement d’élégance éblouissant qui lui donna le vertige. »
Cette nuque blanche, la pureté de ce profil entrevu de façon fugace, le jeune garçon ne devait plus jamais les oublier, objet d’amour idéal qui s’incarnait dans Satoko : une abstraction devenue réalité.
Mais le bel adolescent, aussi exigeant que capricieux et dévoré d’orgueil, n’a de cesse de brider ses désirs et lutter contre sa tendance amoureuse : refusant la facilité, car il sait Satoko éprise de lui depuis toujours, il dresse lui-même les obstacles à sa passion, allant jusqu’à sacrifier son amour:
« Le désir est une rivière qui a besoin de couler sans arrêt pour rester fraîche : les obstacles sont faits pour stimuler le désir au lieu de le réprimer. »
Et pourtant, lors de la promenade en pousse-pousse dans la neige, suggérée par Satoko, Mishima, de son art délicat et sensuel, nous fait voir, sentir et ressentir intimement l’attrait irrésistible qui pousse l’un vers l’autre ces deux jeunes êtres, beaux et amoureux, soulignant la spontanéité de la jeune femme et son naturel, tandis que Kiyoaki tente en vain d’ériger des défenses devant un désir qui le submerge.
- J’ai aperçu la neige ce matin, et plus que tout au monde je voulais me promener en voiture dans la neige avec toi. De ma vie, je n’ai fait une chose aussi instinctive. Tu me pardonnes, dis, Kiyo ?
Satoko , à court d’haleine, s’exprimait sur un ton enfantin dont elle n’était pas coutumière.
Les paupières closes sur ses grands yeux sombres, les lèvres légèrement empourprées sous le petit nez à la forme parfaite, son visage blanc qu’ombrait une mèche de cheveux lustrés, semblait dans l’attente, et la souplesse vigoureuse de son cou évoquait le col blanc d’un cygne.
Sous la couverture déployée par Kiyoaki, leurs mains, mimant l’acte d’amour, se caressaient, dans une pression de plus en plus insistante et bientôt , irrésistiblement, leurs bouches se joignirent « et il eut la sensation qu’un vaste éventail invisible et parfumé se dépliait autour de leurs lèvres unies.»
Mais le jeune homme ne saurait se contenter d’un bonheur paisible : tout autre que lui se serait déclaré comblé par l’euphorie partagée d’un premier baiser avec une femme aussi belle et passionnée que Satoko, Kiyoaki, lui, animé de pulsions destructrices, dues à son caractère compliqué et introverti, se plaît à fouler aux pieds, par pur égoïsme, une relation qui ne demandait qu’à s’épanouir et trouver une issue heureuse.
Et cette aridité de sentiments et de situations nous renvoie au titre même que Mishima a donné à son roman : La mer de la fertilité, nom d’une plaine désertique de la lune, sans air, sans rien et donc dénuée de vie.
Alors, certes, le sentiment de Kiyoaki pour Satoko va suivre une évolution ascendante, dans le courage qu’il met à s’affranchir des interdits, la jeune femme étant officiellement promise au jeune Prince Harunori par sanction impériale , mais c’est quand il l’aura irrémédiablement perdue, que le jeune amant se rendra compte de la puissance de cet amour qu’il avait eu la folie de nier lorsque tout était encore possible.
Amour et Idéal seraient donc, si l’on en croit Mishima et son héros, introuvable et insaisissable, le désir ne perdurant que dans l’insatisfaction, conclusion bien pessimiste mais cohérente de la part de l’auteur, puisqu’elle suppose le suicide, réel ou symbolique, de ses protagonistes : Kiyoaki aura donc consacré sa courte vie à la recherche du désir de l’impossible «voulant donner un sens à son existence en allant jusqu’au bout de son destin.»