J'ai de plus en plus de mal à prendre le temps d'écrire des critiques, d'une part à cause d'un travail de col blanc qui consomme l'essentiel de mon énergie du jour, d'autre part parce que le monde physique m'attire irrémédiablement plus que ce ci-devant agrégat de pixel : je sais d'expérience que ce site joue le rôle de miroir de la solitude de nombre de ses membres, au travers duquel ils tentent de voir les semblables qui manquent tant à leurs côtés.
Une consultation de mon rythme de critique illustre bien cette désaffection progressive :qui cadre d'ailleurs avec mon activité professionnelle ; aussi m'autorisé-je un format de critique un peu moins écrit que ce dont j'ai l'habitude et qui se fait ailleurs sur ce site : les notes de lecture.


La Némésis médicale n'est qu'un nouvel avatar de la méthode Illich : analyser une institution insoupçonnable de la société industrielle occidentale, pour démontrer qu'en réalité, loin de compenser les injustices du capitalisme comme système de circulation de la richesse, loin de soulager les souffrances des pauvres et des moins biens lotis, cette institution les aggrave !
Hé oui ! Vous l'avez reconnue ! La méthode préférée des anti-libéraux, de Illich à Michéa en passant par ce cher Lasch ! Le bon vieux retournement dialectique : vous avez en apparence un principe bienfaisant ? Il est en réalité doublement malfaisant car il prend des apparences innocentes ! La droite et la gauche s'oppose ? En réalité elles se complètent ! Et hop la jolie troisième partie de ma dissertation de philosophie de terminale.


Illich aborde ainsi le système juridique et le dispositif carcéral, l'école, l'université et la recherche, et donc, dans ce livre, la santé. Monsieur aime donc à manier le paradoxe : quelle n'est pas ma surprise de constaté que d'une part ce livre est sourcé avec touffeur et les notes avalent une bonne partie de la page. Il est allé chercher avec les dents dans la littérature la moindre expérience qui confirme un tant soit peu ses dires ; dans le même temps, tout son livre est écrit dans un style incantatoire univoque, où il se contente de scander le caractère iatrogène et destructeur de toute la médecine moderne, sans vraiment prendre la peine de convaincre.


Quand il y consent, c'est dans un cortège de sophismes rutilants : en témoignent ses nombreuses affirmations de type "les gens qui vont à l'hôpital se portent en moyenne moins bien en sortant que ceux qui n'y sont pas allé du tout". Oui tout à fait, mais en général c'est un état pathologique qui décide quelqu'un à interrompre son labeur pour toquer à la porte des hôpitaux. L'argument est donc fallacieux, et ceux-là se suivent au cours des deux premiers tiers du livre.


Là où Illich est actuel, c'est dans son dernier tiers : quand il trace une épopée du rapport à la mort entre l'âge religieux, le Moyen-âge des danses macabres, la renaissance et ses gentilshommes désireux de bien mourir, l'âge classique et la pourriture du corps, puis l'apparition de la mort naturelle au XIXème siècle, et enfin la mise à distance de la mort au XXème siècle, dont le devoir du médecin est désormais de la combattre. Le mot est de Francis Bacon, et c'est là qu'iltouche juste. Il situe sans le savoir l'origine du transhumanisme chez Bacon, par cette adjonction aux devoirs du médecin. On n'envisage désormais plus une personne sujette à une souffrance, mais à une pathologie dont on reconnaît les symptômes et qu'on traite avec des statistiques. La mort devient la pathologie suprême qu'on doit combattre, et Illich a l'habileté de reconnaître dans le système hospitalier, et la médecine clinique, publique et centralisée le verrou institutionnel de la lutte pour l'immortalité. Ce ne sont pas seulement des lubies de milliardaires libertaires, mais l'aboutissement logique d'une organisation industrielle de la santé, où on veille à la santé des travailleurs comme des machines.


A qui voudrait rassembler un corpus sur le transhumanisme et la modification du corps, je lui conseille cette lecture qui modifie profondément la perspective sur le système hospitalier et la médecine centralisée. Au demeurant très utile pour se détacher de cette foi tenace en la blouse blanche qui s'aggripe à nous encore aujourd'hui.

Fabrizio_Salina
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le 24 nov. 2019

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Fabrizio_Salina

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