...c'est sans doute pourquoi c'est intéressant.
On sait qu'un roman de fantasy ou de SF devient un classique lorsqu'on en vient à ressentir le besoin d'échafauder tout un méta-discours pour expliquer en quoi il fonctionne réellement comme de la vraie littérature véritable en-dehors de l'approche de son genre. C'est arrivé à Tolkien – « mais non c'est pas une connerie de fantasy avec des gnomes qui tapent sur des orcs, c'est une exploration de sa conscience chrétienne en regard de son expérience de la guerre » –, c'est arrivé à K. Dick, c'est arrivé à Asimov, c'est arrivé à un million de gars. Ca fait un moment que c'est arrivé à Gibson pour son Neuromancien ; mais ça marche assez pour le coup.
Tout a été dit sur le Neuro', véritable roman-pape de tout ce qui a constitué par la suite – au détriment et au désarroi de l'auteur – un sous-genre marketing éphémère mais d'ampleur au tournant des années 80. Case, un ancien hacker mutilé par ses employeurs, se laisse mourir à petits feux dans une métropole tentaculaire aussi japonaise que pluvieuse ; mais dans une construction de roman noir bien connue, son recrutement par une équipe de casseurs aux objectifs mystérieux va être pour lui l'occasion d'un dernier tour de piste qui va évidemment au fil des rebondissements se parer d'implications toujours plus barrées.
Ce qui vient transfigurer cette intrigue en apparence assez banale, c'est tout un système de floutage des enjeux, des articulations et de la représentation clairs du récit que Gibson met en place le long de son roman. Le récit est fréquemment elliptique, se plaisant à effacer les transitions qui nous seraient nécessaires pour bien percevoir quand le personnage passe d'un espace à un autre parmi les, grosso modo, trois ou quatre plans de perception qu'il est amené à traverser. Cela permet à l'auteur de faire ressentir empiriquement par le lecteur ce qui forme l'expérience principale du Neuromancien : se sentir dilué dans un espace plus ou moins abstrait dont on doit parvenir à tirer ou à créer du sens.
Le Neuromancien a une bonne intrigue, mais l'intérêt principal du bouquin restera là : ses descriptions en forme de poésie abstraite et impressionniste sont excellentes. Son approche de la technologie importe finalement assez peu. Gibson a pondu un très bon bouquin, en prime distrayant, sur une expérience d'hallucination partagée. On a pas forcément à exiger beaucoup plus.
Parmi les défauts modestes du titre, citons peut-être une fin un peu facile avec une résolution sur les bords plates, relativement indépendante des actions des personnages (justifié par le trip global mais regrettable du point de vue purement dramaturgique) et le délire des Jamaïcains qui me laisse personnellement complètement à côté ; même pour l'époque, la culture rude boy comme contre culture c'est déjà bien vieillot.
Pointons enfin tout de même la postérité impressionnante d'une œuvre qui aura su infuser son approche dans tout un corpus de produits qui découleront d'elle ; j'ai perdu beaucoup de respect pour Cyberpunk 2077 en me rendant compte que parmi ses meilleures idées, certaines sont directement pompées – et pas seulement inspirées, mais copiées – du Gibson.