D’abord rapport à vocation journalistique, Notes de Hiroshima devient bien vite le témoignage du bouleversement qu’opère sur Ôe Kenzaburô la rencontre avec la ville sinistrée et ses habitants. Les essais successifs qui le constituent suivent l’évolution de cette implication, où la simple observation professionnelle se teinte de curiosité, puis de passion sincère avant de devenir le tremplin de prises de consciences successives, que ce soit sur le plan personnel, politique ou métaphysique. Sans surprise, l’intérêt de l’œuvre suit cette courbe de progression, et si la rigidité des premiers chapitres risque de sembler fastidieuse, la fascination croissante du Nobel de littérature pour son sujet saura se transmettre à son lecteur.
Ainsi, l’ouvrage s’attachera d’abord à rendre compte de l’organisation et du déroulement de la neuvième Conférence mondiale contre les armes nucléaires, en août 1963. Bien que cet angle initial soit d’une objectivité peu enthousiasmante, on aurait tort néanmoins de négliger sa valeur informative, tandis que les différents mouvements se réunissant dans une lutte commune se déchirent pourtant en guerres futiles et intestines. Si leurs intentions sont louables, les obsessions formelles qui les préoccupent se détachent étrangement – parfois au point de paraître impudiques, surtout en ces lieux – du fond émotionnel imbibant Hiroshima, et sèment autant d’indices sur la situation politique du Japon des années 60.
Déjà, on verra entre les lignes le regard d’Ôe Kenzaburô glisser de son sujet journalistique vers les silhouettes des habitants d’Hiroshima, qui s’attacheront sa fascination personnelle. C’est cette fascination qui poussera Ôe à revenir dans la ville endeuillée, une fois complétée sa mission originelle, pour chercher les réponses à ses propres questions soulevées lors de sa visite professionnelle. Une année sépare ces deux premiers voyages, une année pendant laquelle la bombe a continué à tuer, fauchant notamment de ceux que l’auteur avait rencontrés l’été passé. On comprend bien qu’à ce stade, sa préoccupation pour Hiroshima est devenue tant intime qu’irréversible, et que ce séjour ne sera pas le dernier.
D’une certaine manière, et même s’il ne saurait se passer de l’enquête initiale sur la Conférence mondiale contre les armes nucléaires, on peut estimer que c’est une fois cette tâche laissée derrière lui que l’essai débute véritablement. En effet, c’est à partir de ce point-là qu’il abandonne les responsables politiques et associatifs en représentation pour aller au-delà des habitants et des réalités de leur existence. Donnant la parole à ceux qui, pour reprendre ses termes, "sont vraiment Hiroshima". La ville, vingt ans plus tard, n’est pas revenue à la normale, et ne le fera sans doute jamais de notre vivant. C’est ce témoignage terrible mais nécessaire que nous fournit Ôe, en nous donnant à voir les cicatrices qui recouvrent encore tant les corps que les âmes.
"Hiroshima est comme une plaie béante, la plus à vif dont ait jamais souffert l’humanité entière." Cette phrase saisissante résume à elle seule la puissance du propos de Notes de Hiroshima. En effet, les pages d’Ôe sont remplies des histoires des hommes et des femmes qui luttent, aujourd’hui encore, contre les effets de la bombe, médecins comme hibakushas (atomisés). Parmi ces derniers, des jeunes qui n’étaient même pas venus au monde au jour du bombardement, mais qui subissent pourtant la même condamnation, la mort imprimée dans la chair, comme cette jeune fille de 19 ans, souffrant du syndrome des atomisés, qui laissa comme note avant son suicide : "Excusez-moi de vous avoir causé tant d’ennuis. Maintenant je vais mourir, comme prévu."
Cruauté supplémentaire de l’histoire, ces hibakushas se retrouvent déchirés entre devoir de mémoire et désir d’oublier. Les vies brisées, les corps estropiés, faut-il tenter de les dissimuler au monde ou au contraire tenter de les racheter par le témoignage ? C'est que la souffrance du souvenir est doublée de la volonté d'atteindre les consciences pour que jamais plus l'enfer ne déferle du ciel, surtout quand l'on sait que pendant les sept années d'occupation par les forces américaines qui ont suivi la défaite, l'oncle Sam interdisait via son Code de la Presse toute communication publique sur les bombardements atomiques ou leurs effets, quitte à retarder la recherche. Même une fois le Japon indépendant, ce tabou bien pratique mettra du temps à être brisé.
A ce titre, Ôe rapport un autre fait notable : à l’occasion des Jeux Olympiques de Tôkyô en 1964, l’un des porteurs de flambeau était un jeune né à Hiroshima le 6 août 1945. Bien qu’il soit parfaitement sain et symbole d’espoir, un journaliste américain avait jugé "désagréable" qu’on rappelle ainsi à son pays les bombardements. On eut voulu répondre directement par les mots de la grand-mère du Rhapsodie en Août de Kurosawa Akira : "Ils ont lâché la bombe atomique et ils n'aiment pas qu'on le leur rappelle ? Si ça ne leur plaît pas, ils n'ont pas besoin d'y penser. Mais ils n'ont pas le droit de feindre l'ignorance. Ils prétendent avoir envoyé la bombe pour arrêter la guerre. Il y a plus de 45 ans déjà, mais la bombe n'a pas arrêté la guerre. Ils continuent à tuer des gens !"
Ces anecdotes parmi tant d’autres inspireront à Ôe de sinistres analyses, et c’est alors que l’on se détache définitivement du simple reportage pour atteindre la noblesse de l’écrivain. Les drames se jouant sous ses yeux vont être l’occasion pour lui d’une vive introspection. Le traducteur John Nathan note d’ailleurs qu’il a écrit à la suite et fait publier le même jour, en parallèle, ces Notes de Hiroshima et son roman Une affaire personnelle, qui comme son nom le suggère évoque un cas très intime : la naissance de son fils handicapé mental. Il existait pour lui un rapport direct entre ces témoignages d’un désastre nucléaire et d’un cataclysme personnel, et peut-être est-ce grâce à cela qu’il osa poser ses propres mots, élaborer ses propres théories sur le bombardement.
Je voudrais mentionner ici deux de ses réflexions, dont la révélation ne gâchera pas l’intérêt du livre pour qui compte le lire (d’autant qu’elles y sont bien plus détaillées), mais que je voudrais communiquer à ceux qui ne traverseront pas ses pages. D’abord, la cruelle conviction selon laquelle le largage des bombes atomiques sur Hiroshima est le fruit d’un humanisme vicié, de la confiance des américains en la capacité des japonais de se reconstruire et donc d’alléger leur conscience. Ensuite, l’intuition de l’apocalypse entrevue dans les cellules déformées des plantes irradiées, la "chose absolument monstrueuse et terrifiante, tapie dans les ténèbres de Hiroshima" : la vision d’un monde peuplé d’êtres à l’ADN altéré, dégénéré, où l’humain ne se reconnaît plus.
"Pourquoi faut-il que les gens de Hiroshima souffrent encore à ce point, alors même que la guerre est finie ?" Cette phrase, lancée par un jeune dentiste avant que, faute de trouver une réponse, il ne se pende, est sans doute la raison d’être de ces Notes de Hiroshima. Parce qu’elles abordent largement le syndrome des atomisés de la seconde génération, elles nous rappellent ce qui est sans doute la marque de l’horreur la plus profonde de ces bombardements atomiques : car la mort ne s’est pas arrêtée avec les bombes ni même avec les habitants, mais continue de déployer ses ailes au-dessus de la ville. En ce sens, cet essai représente une lecture cruciale pour quiconque souhaite se pencher sur les événements des 6 et 9 août 1945.
Bien qu’Ôe ne puisse ici prétendre parler au nom des hibakushas, ni adopter une approche scientifique, il peut du moins mettre sa réputation et sa belle plume au service de cette prise de conscience nécessaire. Sa position d’étranger se familiarisant progressivement avec Hiroshima fait en outre écho à celle de son lecteur, et permet d’aborder aisément ce sujet grave et complexe. Un complément idéal, donc, aux témoignages tout aussi puissants qui relatent de façon détaillée les effets à court et moyen termes de la bombe, comme le très recommandable Journal d’Hiroshima d’Hachiya Michihiko – à moins qu’on ne préfère aborder les événements par le biais de la fiction, auquel cas Pluie Noire d’Ibuse Masuji sera certain de faire son effet.
Now we are all sons of bitches.