Après le choc, salutaire pour ce qui me concerne, d'Histoire de ta bêtise, voici Notre joie. Sans doute écrit parce que l'onde de choc a été bien plus large que ne l'avait prévu l'auteur. Sa charge virulente et il fort bien torchée contre une certaine bourgeoisie se voulant éclairée n'a manifestement pas été appréciée que par des personnes du même bord politique que Bégaudeau. Sûr et certain, par exemple, que le type qui a collé une beigne à Macron a dû bien aimer, lui aussi. Ainsi, qu'un certain M., lyonnais de son état, et dont la discussion avec l'auteur sert de trame à Notre joie, un soir autour de quelques pintes, à la suite d'une rencontre publique. Il y a une part d'expiation, ou du moins d'auto-justification, dans ce bouquin, comme si Bégaudeau s'en voulait d'avoir donné de l'eau au moulin de la fachosphère. On est clairement sur un mode : les ennemis de mes ennemis ne sont pas, certainement pas, mes amis.
Alors Bégaudeau, dans son style et avec la maîtrise de la langue qui est la sienne, va s'employer à démonter cette extrême-droite qui prolifère dans le pays et draine dans son sillage tout un tas de gens, des jeunes notamment, totalement déboussolés par le délitement de plus en plus prononcé de la société française. Un peu comme il a pu le faire, dans son bouquin précédent, donc, avec la bourgeoisie de gauche. Au scalpel. Pêle-mêle, les idées amenées en contrebande : faire passer une opinion inavouable par le conduit d'une opinion avouable, par exemple critiquer les anti-racistes pour ne avoir à se dire raciste. Ou bien, les polémiques qui s'empilent sur les polémiques, par exemple ne pas critiquer une pensée sur le fond, mais critiquer celui ou celle qui l'exprime non pas sur ce qu'elle dit mais sur sa façon de le dire ou directement sur sa personne (par exemple, Greta Thunberg). Et encore, ce que l'auteur appelle les débats de merde : débats dont le champ est restreint au point que certains en sortent forcément perdants s'ils restent dans le cadre de l'exercice. Par exemple, celui sur le port du voile qui ne laisse le choix que d'être antiféministe ou islamophobe. Ou celui sur la voiture électrique, qui ne laisse le choix que d'être pro-nucléaire ou favorable aux énergies fossiles.
Pour ma part, ça fait quelque temps que j'ai renoncé à prendre part à ces débats de merde. D'autant que leur cadre exclut systématiquement - le hasard fait bien les choses - les questions sociales et -c'est du coup la thèse de Bégaudeau - le réel. Ou bien les élude, en évitant la terminologie qui s'y raccrocherait : on parle plus ainsi de classe dominante, mais des riches. On ne parle plus de capitalisme mondialisé, mais de mondialisme. Ce qui aboutit à des discussions dont la signification ne se raccroche plus à la réalité, mais à des concepts qui ne vont pas au-delà de la seule vision fantasmée, ou idéalisée, de la réalité. Ainsi en va-t-il d'ailleurs également du roman historique de la France, cher à certains, qui relève plus de l'imagerie d’Épinal que de l'histoire en tant que discipline d'étude.
Bégaudeau parvient ainsi, à travers cet évitement commun des questions sociales, à faire un lien entre bourgeoisie "progressiste" et bourgeoisie autoritaire. A les inclure dans le même Bloc Bourgeois et à démontrer la porosité du fameux cordon sanitaire qui ne contient plus grand chose à vrai dire. La basculement de la première de ces bourgeoisies vers la seconde n'aura d'ailleurs, je crois, échappé à personne. Les faits sont têtus et quand le style et la gueule ne suffisent plus à endormir le prolo, la matraque est là en tant que plan B. Voilà pour le caractère expiatoire du bouquin. Il n'y a pas à dire, l'auteur y a mis du sien, on sent que ça lui tenait à cœur.
La seconde partie du bouquin s'intitule Boussole. Elle remet bien évidemment les questions sociales et la réalité des rapports sociaux au centre des choses, y compris dans les aspects les plus quotidiens et les plus ordinaires d'une vie. Elle conteste le rôle de la morale, du jugement au sens juridique du terme, qui va sanctionner des dérives individuelles sans apporter de solutions aux causes racines des dysfonctionnements sociaux (par exemple, la criminalité) et vise ainsi à perpétuer et à consolider la société dans sa configuration présente. Je crois que ce n'est pas Bégaudeau qui a trouvé ça tout seul, mais du point de vue du lecteur que je suis, je trouve que c'est bien exposé et qu'il s'agit d'un point de vue que l'on n'entend plus très souvent.
Comme dans Histoire de ta bêtise, la fin est plus intimiste et prône un individualisme respectueux mais détaché des conventions sociales dictées par les rapports économiques et de classe. Un individualisme qui serait, contrairement à certaines idées reçues, plutôt progressiste dès lors qu'il permet - on y vient - d'accéder à cette joie (du corps notamment, toujours le réel) dont il est question dans le titre du bouquin. Un individualisme qui va à l'encontre de ce vers quoi tend le capitalisme autoritaire : la standardisation des individus et des produits, matériels ou immatériels, qu'ils consomment. Et, encore une fois, en finissant le bouquin, je me suis senti vraiment très proche de son auteur, quoique ne lui arrivant pas à la cheville en matière d'écriture.
Et enfin, pour le plaisir, Bégaudeau s'offre une conclusion romantique et rock'n'roll, façon Boulevard of broken dreams.