La boussole se derègle un peu sur la fin

Deux ans après Histoire de ta bêtise sorti en 2019, François Begaudeau poursuit son travail de mise en lumière des mécanismes de domination économiques et sociaux avec cette fois comme faire valoir de service, non pas un avatar du bourgeois macroniste rivé sur la défense de ses intérêts, mais un sorte d'identitaire paumé aux raisonnements obtus. Ou du moins les raisonnements que l'auteur lui prête, car on ne l'entendra jamais s'exprimer directement . Et c'est bien le concept assumé du livre, qui n'a pas vocation à être un débat ou une confrontation d'idées, mais un monologue de 300 pages ou l'on insiste sur le creux de l'autre pour mieux appuyer son propre plein. Bref c'est pas du tout fair play, mais on rentre dans le jeu, car ce que nous raconte Begaudeau est plutôt intéressant et en aucun cas un bête canardage ou entreprise de démolition de l'autre.


Contrairement au livre écrit deux ans plus tôt et conçu comme une longue lettre, celui-ci bénéficie d'une structure minimaliste mais pertinente. La première partie est bien nommée "confusion", la seconde "boussole". On dissipe donc les tous les malentendus sémantiques, idéologiques, médiatiques ou vaguement complotistes, on écarte les fausses pistes pour que les mécaniques à l’œuvre apparaissent dans leur nudité la plus complète.
Pendant les trois quarts du livre on peut dire que Bégaudeau s'en sort bien. Il a toujours une aussi bonne plume et fait souvent preuve d'une belle lucidité dans son analyse. Le brouillard se dissipe et sa boussole sociale telle qu'il nous la présente semble plutôt un bon indicateur pour le coup.


Cependant les obstacles et les défis inhérents à ce qu'il décrit lui même,semblent tellement importants qu'on se demande, sans la moindre ironie, vers quelle sorte de conclusion il va bien pouvoir nous amener.
Car les mécanismes qui régissent la société tiennent autant de l'attachement que nous portons à notre propre confort et modes de vies qu' à de choses qui s'imposent à nous.Par exemple:
-On peut dire merde à son patron ou à son conseil d'administration mais on s'expose à perdre son travail.
-On peut quitter son conjoint dominateur ou violent mais celà a souvent de lourdes conséquences économiques ou matérielles.
-On peut mener une politique fiscale ou écologique agressive envers certaines grosses entreprises pas trés fair play (euphémisme) mais on s'expose à prendre leur retour de bâton (délocalisations, licenciements, voir carrément quitter le pays pour s'implanter ailleurs) en pleine figure.


Et donc sans surprise c'est aux trois quarts du livre, quand on se dit que le moment des préconisations est venu, que les choses commencent à patiner un peu. Car plutôt que des réponses ou des solutions concrètes (ou même des ébauches de réponse) c'est une sorte de philosophie de vie mi-bouddhiste mi-anarchiste que nous sert Begaudeau. En gros pour lutter contre les mécanismes de domination économique il suffit...de les ignorer.
En substance, nous n'avons pas besoin du système, donc il suffit de s'en écarter et de ne rien lui demander(et il disparaîtra de lui même ?). On peut se suffire à soi même et acquérir toutes les compétences nécessaires pour s'en passer et vivre joyeusement ( la fameuse"joie " du titre) en autarcie, ZAD ou autre. Certes on sera pauvre mais ce n'est pas grave car "la pauvreté choisie est glorieuse" (p 272.)
Toujours à la même page, il nous explique même que:
"Nous pouvons la pauvreté car nous avons le cerveau vif et la main dextre, l'un affinant l'autre".
Et si on a pas le cerveau vif et la main dextre on fait comment ?


Plus sérieusement, ce genre de message se heurte pour moi à deux obstacles majeurs:


1.Ce n'est pas vraiment démocratique. Que cela puisse refléter une philosophie personnelle soit et je la respecte. Que cette philosophie puisse rencontrer d'autres adeptes je l'entends aussi. Mais elle ne répond en rien aux doléances de la grande majorité du peuple.
En effet, ces dernières années je n'ai entendu aucun gilet jaune, aucun manifestant ni gréviste déclamer son "désir de pauvreté". Ça serait même plutôt l'inverse. Réfléchi ou non, raisonnable ou non, on serait plutôt dans une démarche d'en demander plus: des salaires plus importants, d'avantage de pouvoir d'achat ou bien moins d'impôts (ce qui revient mécaniquement à avoir plus). Et si les riches et les multinationales pouvaient cracher d'avantage au passage ça serait bien aussi.


2.C'est matériellement faux ou en tout cas ça ne se vérifie pas. Des gens pauvres on en trouve à tous les coins de rue en France. Des pauvres qui reconnaissent l'être sans la moindre hypocrisie aussi . Mais autant que je sache être pauvre n'empêche pas le moins du monde de consommer -et donc de faire tourner le système- dans notre pays. Il suffit de voir le succès des magasins discount (type Lidl) et autres crédits bancaires à la consommation. Et ceux qui ne prennent pas leur RSA par pure philosophie sont trés minoritaires, la plupart à être dans ce cas le sont par inadvertance et méconnaissance de leur droits.


Par ailleurs, au fur et à mesure qu'il s'achemine vers la conclusion et à moins que j'eusse rêvé, le livre n'est pas exempt de quelques contradictions. Aprés nous avoir expliqué à raison que le libéralisme organise l'isolement des travailleurs et que c'est seulement réunis qu'ils sont forts, le livre fait volte-face à une trentaine de pages de la fin pour nous offrir un éloge de l'égoisme et du repli sur soi ! "La morale comme la bourgeoisie jalouse notre capacité à se passer des autres" (p. 305 ). "J'ai un peu autre chose à foutre que la politique" nous dit même l'auteur un peu loin. Bon moi aussi à vrai dire, mais je n'ai pas entrepris d'écrire un livre dessus. De la boussole, on a parfois l'impression de retourner dans une certaine confusion. C'est dommage.

Ismael24
7
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le 13 mai 2023

Critique lue 47 fois

Ismael24

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