Les Mulvaney, de High Point Farm. Un couple (Corinne et Michael) et leurs quatre enfants (Mike junior, Patrick, Marianne et Judd, petit dernier et narrateur.) Une famille formidable, aimable, sympa, beaux comme des cœurs, aimés de tous et aimant tout le monde. Catholiques pratiquants vus chaque dimanche à l'Eglise, bien comme il faut et très propres sur eux. Madame est membre active du comité des parents d'élèves. Elle dépense temps et énergie sans compter. Monsieur siège au très sélect « Country Club » de la ville et son entreprise (une des meilleures) prospère, assurant à son propriétaire une fortune personnelle de près de deux millions de dollars. Poignées de main, sourires ultra-bright, dîners chez les uns et les autres, on se félicite, on se congratule : tout va bien dans le meilleur des monde. La parfaite incarnation de l'american dream.
Du moins, jusqu'à cette fameuse saint-valentin 1976 où tout bascule. Marianne se rend au bal du lycée. Elle s'amuse et boit un petit coup de trop. Elle n'est d'ailleurs pas la seule et la suite dérape. Un garçon pas très comme il faut (mais de très bonne famille – une des plus en vue) la presse un peu et commet l'irréparable. Marianne refusera de témoigner contre lui : elle ne se rappelle plus bien ce qu'il s'est passé (malgré les constatations du médecin de famille) et s'estime en partie responsable. Elle n'en démord pas malgré l'insistance de tous et de son père en particulier. Son père qui oublie tout à coup de sourire et dont le masque bon chic bon genre se craquelle : il éprouve une rage folle (et bien compréhensible) contre le jeune homme dont tout porte à croire que le crime restera impuni (les tribunaux n'aiment pas beaucoup juger ce genre d'affaires qui dérangent leurs petites vies paisibles. Affaires délicates, gênantes, et souvent sordides. Et la victime refuse obstinément de parler.)

Le père sombre. Le verni est maintenant tout à fait écaillé : il ne serre plus aucune main, invective, tempête contre l'injustice et se met à boire pour oublier son impuissance à protéger sa fille. On plaint d'abord la famille. On regrette ce qu'il lui arrive, sincèrement. Puis les langues, jadis envieuses et contraintes au silence, se délient : on parle, on jase, on regarde en coin. Puis c'est le rejet pur et simple. On se détourne d'eux : le malheur poisse. Il est désagréable à contempler trop longtemps. Et des fois qu'il soit contagieux... L'entreprise jadis florissante suit la même pente descendante. Les revenus baissent alors que les dépenses augmentent (le père ne renonce pas et s'épuise en actions en justice stériles.) Les dettes s'accumulent.
Les choses vont de mal en pis. Le bonheur gît à terre et la famille finit dans le chaos. Les enfants prennent le large un peu plus tôt que prévu. Les distances augmentent, les contacts diminuent. On ne se soucie plus des apparences : on a basculé dans le monde réel, on se fait petit, on cherche à se faire oublier. Mais méfions nous de l'eau qui dort : la rage laisse place à une rancune maladive, à la haine.
Joyce Carol Oates brosse une société américaine conservatrice, superficielle et sans pitié dans laquelle le paraître domine. Rien n'est plus important que le respect des convenances et l'hypocrisie est souvent son meilleur garant. L'écriture est la même que dans la majorité de ses romans, comporte d'incessantes digressions, de parenthèses multiples ouvertes à chaque instant, des changements de lieux et surtout d'époques au sein d'un même paragraphe. Un récit jamais linéaire qui suit néanmoins son cours sans jamais perdre son lecteur captivé. Les pièces du puzzle s'insèrent en temps et en heure (et au moment exact décidé par l'auteur) et forment un ensemble qui prend peu à peu corps. Un livre tout à fait exceptionnel, magistral écrit avec un art consommé. Une auteure fort talentueuse qui manie admirablement les petites phrases en italique et que j'aime tant. Un livre que j'ai réellement adoré : j'ai souvent vécu comme une déchirure les moments d'interrompre ma lecture. Un livre difficile à poser.
Joyce Carol Oates, et c'est une constante chez elle, ne s'implique pas outre mesure dans l'histoire qu'elle raconte. Elle me fait l'effet d'une déesse omnisciente et investie de tous les pouvoirs qui jetterait un œil amusé, indulgent sur sa création. Je me l'imagine contemplant le spectacle d'une fourmilière dans un terrarium. JCO, tel un journaliste, regarde, décrit, brosse des portraits mais ne nous livre pas ses sentiments d'auteurs. Elle reste en dehors et n'apporte aucune aide au lecteur qui souhaite entrer dans l'histoire. A lui de choisir. Soit il reste en altitude à ses côtés à profiter du spectacle, soit il choisit de descendre et de se mêler à la foule. Et sans forcément s'identifier à l'un des personnages, faire partie intégrante de la famille, se réjouir avec eux, souffrir avec eux, ressentir et partager leurs émotions. Nous Etions les Mulvaney est, à ce point de vue, un exemple typique de l'œuvre de Joyce Carol Oates.

BibliOrnitho
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le 20 juin 2012

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