Sloper est agent d’entretien dans un immeuble de bureaux. Lui qui habite misérablement la cave, chez sa mère, et qui n’hésite pas, pour se nourrir, à piocher dans les ordures qu’il doit vider, fait un jour une découverte macabre dans le local à poubelles de son lieu de travail.
Jamais roman ne m’aura autant dégoûtée sans pour autant susciter mon rejet ! Car, comme l’indique Brian Evenson dans sa préface, Ordure « n’est pas un livre qu’on aime. Il faut le traverser, le vivre, le subir même : ce n’est pas quelque chose pour lequel on éprouve du plaisir ». Mieux vaut en être averti de prime abord : ce texte est écrit pour plonger ses lecteurs dans une totale répulsion, qui, s’il n’était par ailleurs tout à fait remarquable, risquerait fort de pousser un bon nombre d’entre eux à en interrompre la lecture. De fait, l’extrême répugnance qu’il suscite sert à ce point le propos de l’auteur, que l’on en reste subjugué par la puissance viscérale de ce livre très court, aux ellipses abyssales. Dans cette narration, ce sont des détails jetés de manière anodine et avec une sidérante économie de moyens, ainsi que d’incommensurables non-dits, qui ouvrent les plus vertigineuses perspectives, laissant au lecteur effaré le soin d’en sonder les effroyables incidences.
Sloper est ce que la monstrueuse indifférence et le mépris de notre société pour ses exclus est capable de produire : un rat condamné à survivre furtivement en se contentant des rebuts, qu’il s’agisse des déchets de notre consommation ou de ceux de notre humanité, incluant nos morts et ceux que nous parquons discrètement, ici les personnes lourdement handicapées, mais on pourrait d’ailleurs y ajouter nos aînés en fin de vie. Quelques mots presque inaperçus pour suggérer la maltraitance dès l’enfance, une poignée de détails atrocement saisissants pour illustrer des conditions de vie indignes et un désert affectif sans horizon, enfin la description sans émotion d’un rôle ingrat aux marges les plus viles de la collectivité, et l’on se retrouve en plein choc face à un être humain habitué à n’être qu’un déchet parmi les déchets, une sorte de monstre que l’on aurait privé du droit aux sentiments et à la moralité, et vis-à-vis duquel l’on ne sait plus ce qui l’emporte, de l’horreur et de la répulsion, ou de ce qui, dans ce naufrage, subsiste de compassion hagarde. Si le malaise qui étreint le lecteur devient si prégnant, c’est bien sûr en raison de ce que la narration comporte de scabreux, mais aussi parce qu’il est impossible de juger Sloper, les atrocités que pointe ce livre nous renvoyant à nos propres responsabilités et à l’absurde inhumanité de notre société.
D’abord publié à compte d’auteur il y a une vingtaine d’années, ce livre s’est rapidement taillé une réputation légendaire dans le milieu underground de la littérature américaine d’avant-garde. Il a trouvé depuis ses éditeurs, et même ses traducteurs. Il reste une lecture atypique, profondément dérangeante, que je n’ai effectivement pas aimée, mais qui vaut d’être expérimentée tant elle présente d’intérêt, tant sur le fond que sur la forme. Jamais livre n’aura autant déboussolé son lecteur, sûr de ne pas l’aimer, mais incapable de le détester.
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