On a l'habitude de voir un auteur maltraiter ses personnages, parfois pour en faire ressortir le meilleur, on commence à comprendre les mécanismes d'un roman, on repère lorsqu'un écrivain cherche pousser la psychologie de son personnage, à le complexifier, à lui éviter le manichéisme basique ou la dualité d'une âme simple ; mais ici Jane Austen va plus loin, elle pousse ses propres personnages à analyser voir psychanalyser leurs congénères.
Il faut voir Élisabeth manipuler les conversations avec Darcy ou Wickham, s'amuser du caractère trop confiant de sa sœur aînée Jane, se désespérer du manque de tact et de retenue de sa mère. Les dialogues sont ainsi les moments les plus palpitants du récit, et ce malgré leur apparente modestie, la politesse exacerbée qui semble cachée le réel but de la conversation. Ils sont presque à chaque fois des jeux où chacun des protagonistes tente de cacher son émotion et ses motivations tout en essayant d'en apprendre plus sur l'autre interlocuteur.
Et ces personnages sont chacun bien différents, évoluent au cours du déroulement de l'intrigue ; il suffit de voir que pas une des sœurs Bennet ne se ressemble alors même que l'on croit au début que Kitty et Lydia semblent jumelles. Après le départ précipité de cette dernière, on se rendra compte que Kitty est capable de passer outre sa frustration et sa colère et évoluer, se montrer finalement moins frivole et ridicule.
Certes le personnage de Mary apparaît un tant soit peu délaissé, celui de Collins moins fouillé et plus répétitif dans ses apparitions ; mais globalement la variété, la complexité voir les surprises sont au rendez-vous.
Merveilleusement écrit, Orgueil et Préjugés offre même des passages épistolaires absolument mythiques, comme la lettre de Darcy à Lizzy, rattrapage inespéré et pourtant diablement intelligent et construit après un aveu ridiculement débité. Jamais Jane Austen ne s'appesantit sur les descriptions, qu'elle juge inutiles quant au propos du récit, jamais elle ne s'enferme dans des considérations futiles et qui ne font pas avancer le récit ou ne servent à faire évoluer un personnage.
Il est rare de voir un auteur donner autant de pouvoir à ses personnages, à tel point que l'on ne sait plus distinguer quant l'écrivain place ses propres barrières et quand l'autonomie du personnage semble prendre le dessus sur le desiderata initial du maître d’œuvre.
Bien sûr le contrôle est toujours là mais les protagonistes semblent plus libres et vivants que jamais.
Ou le but ultime de la littérature...