Orléans
5.9
Orléans

livre de Yann Moix (2019)

Je n'aime pas Moix. Je précise. Je n'aime pas le personnage Moix. On pourrait vouloir l'écrivain un être de pure activité littéraire, mais faut se rendre à l'évidence : depuis que la photographie existe, l'écrivain est d'abord un être de pure fiction. Il est devenu un personnage à part entière, depuis les photos de Nadar jusqu'aux plateaux des talk-show.
Je me souviens avoir lu un très bel essai qui analysait l'image que les écrivains donnaient d'eux à travers la photographie, comment cette dernière éclairait leur personnalité et donnait un avant-goût de leur œuvre. L'apparition publique, disons-le, avait pour ces auteurs—je pense surtout à Bataille—valeur de manifeste. Il suffit de le voir tendre le menton à l'objectif en guise de défi, comme le fera plus tard Sarkozy avec une agressivité de roquet, ou de le regarder au siège de sa revue Critique, renversé en arrière, les mains croisées derrière la tête, souriant, l'air le moins occupé du monde. Tout Bataille est dans ces deux photos. L'apparition médiatique est un manifeste pour un auteur. Aujourd'hui, pour l'essentiel, elle vaut pour l’œuvre. C'est que là où la photographie laissait deviner le ton de l'auteur, la télévision laisse éclater le tout de l'auteur. L'écrivain y est sans reste, il devient un être médiatique dont les livres ne sont plus que les occasions fortuites de ses apparitions. Dès lors, une sorte de dialectique à vide se noue autour de l’œuvre et de sa manifestation. Onfray se plaint qu'on le critique sur ce qu'il dit et non sur ce qu'il écrit comme si, des cours diffusés sur France Culture à ses interventions en plateau, en passant par sa webTV, rien ne se disait de sa pensée, de sa méthode, de ses raccourcis. De son être. Moix de son côté est un personnage. Il l'a montré ces derniers temps en ne sachant plus sur quel pied danser : « c'est un roman », « tout y est vrai ». Mais si tout y est vrai, à moins de considérer que Moix est faux, ce n'est plus un roman.


La question du genre auquel appartient le livre n'est pas anodine : c'est le premier axe autour duquel s'est noué le débat. La question était de savoir si c'était là un récit ou un roman, l'idée étant que le récit est de l'ordre du témoignage plus ou moins arrangé littérairement, là où le roman est une histoire fictive qui peut s'appuyer sur des éléments réels (la psychologie des personnages, des lieux, des événements qui viennent encadrer l'histoire, etc.).
Orléans ne peut pas être un roman : il n'y a pas d'histoire. Une succession d'événements répétitifs ne fait pas une histoire. On serait bien plus proche du récit paranoïaque ; récit des malheurs que le monde entier, pas seulement les parents, font subir à un jeune homme plein de bons sentiments, ou du récit traumatique qui bute sans cesse, quel que soit l'histoire imaginée, sur la même scène d'humiliation et de violence. Mais ce n'est pas comme cela que le livre est pensé—c'est d'ailleurs là le problème : le livre n'est pas pensé.
Dans la première partie, Dedans, Moix subit les foudres de ses parents. Elles tombent sans raison aucune. Le père ne semble pas détester son fils, contrairement à la mère, mais il accepte de jouer son rôle dans les caprices de cette dernière. Pourquoi pas. Mais les élèves s'y mettent aussi, les professeurs, les passants, tout le monde humilie ce pauvre Moix. Aucune évolution là-dedans. Les chapitres (un par année) ne sont que les épisodes d'un mauvais feuilleton : aucun lien avec les précédents, aucun avec les suivants, ils se répètent sans se suivre. Pire, sans mener nulle part. On attend en vain une révolte. Elle arrive enfin, sans être décisive ni définitive. Peu après, de nouveau, il est martyrisé.
Récit, donc ? Oui, après tout : Moix fait apparaître le moment où il rédige le récit, il donne la date du jour où il finit d'écrire, se souvient d'un coup des prénoms des personnages dont il est question, décrit tel dictionnaire qu'il a pu conserver, etc. Moix écrivain est partout dans son livre. Oui, s'il n'était le mensonge (il aurait été en grande partie tortionnaire). Oui si tout cela menait à quelque chose. Il évoque Bataille dans le livre : donc évoquons Bataille. Dans ses récits (histoire de l’œil, le Petit), il évoque son traumatisme passé. Toute l'histoire de l’œil tourne autour de l'angoisse qu'il a connue vivant à Reims avec ses parents, angoisse qu'il extériorise sous forme de narration au moment de sa psychanalyse avec Adrien Borel. Qu'il clarifie dans les coïncidences. Dans le Petit, il y revient encore, plus lourdement. Les deux sous pseudonyme. Le premier pour se libérer du passé, pour se permettre d'exister pleinement, d'avancer. Le deuxième pour s'expliquer, pour montrer l'importance et l'origine d'un thème (le père, l'athéisme), dans sa pensée et dans son œuvre. Rien de tel dans OrléansOrléans ne mène nulle part. On ne sort pas d'Orléans. La seconde partie, Dehors, aurait dû être donatrice de sens en nous offrant enfin une narration.


C'est ce que j'en espérais, c'est ce que laissait espérer le titre : dehors, sorti d'Orléans, libéré de la tutelle des parents démoniaques, Moix vit. Découvre qu'il n'était pas la merde promise au caniveau. Mais c'est pas ça. Il essaye bien de fuir, sans y parvenir. Ici encore, tout l'afflige et lui nuit et conspire à lui nuire, pour paraphraser Racine. J'envisageais autre chose aussi. La violence qu'il subit, il va l'extérioriser, en étant lui-même bourreau, ce que laisse présager une scène de Dedans pendant laquelle il frappe une fille qui lui touche affectueusement les cheveux. Mettant à jour les mécanismes de la violence et faisant son mea culpa. Violence rentrée et sortie, masochisme/sadisme, récit freudien tout ça. Mais c'est pas ça non plus. Là encore, le roman est une mécanique mal conçue : à chaque chapitre ou presque, une disparition qui n'affecte personne durablement, un mort ou plus, il s'éprend d'une fille qui se moque de lui et tout ça ne mène à rien. Tout se répète, rien n'avance. À la fin il écrit son premier roman, mais ça n'apparaît en rien être la conséquence de ce qui précède, juste un énième épisode dans la longue série de déconvenues amoureuses du personnage Moix. Il y a bien quelques passages agréables à lire, mais dans l'ensemble, ce livre est une immense perte de temps.


D'où viennent tous ces défauts ? Pourquoi un livre si mal conçu est publié et mis ainsi en avant ? Parce que c'est Moix. C'est le mec de la télé. On ne lit pas son livre pour lire un livre, mais pour lire un Moix. Pour lire Moix. Ce livre n'est ni un roman ni un récit, c'est une auto-hagiographie. Un récit des saints écrit en première personne avec toute la complaisance qu'un auteur peut avoir pour son propre malheur, ou pire, parce qu'on est loin ici du Cri du Sablier de Chloé Delaume, des malheurs supposés qu'un auteur peut s'inventer. Tout y est, les chapitres sont autant de stations dans un chemin de croix, parcouru deux fois (comme dans Le Mort de Bataille). Rien n'y manque : toujours un Simon de Cyrène vient porter sa croix, alléger son fardeau pour un temps (dans la seconde partie, c'est un ami homosexuel mourant qui a un faible pour lui) et même s'ils semblent l'abandonner, des pères spirituels qui lui montrent une possibilité de salut par l'écriture, parce que c'est ça je crois l'enjeu du livre, montrer comment Moix est devenu écrivain, a été sauvé par la littérature ; salut toujours contesté cependant (on se moque de ses poèmes à la Ponge, on se moque de ses lettres d'amour, on détruit ses premières œuvres et son premier roman se double d'une énième désillusion amoureuse). Il s'érige en véritable Saint de l'écriture, figure à plaindre et à encenser, inscrit par lui-même dans un panthéon littéraire chargé (Bataille, Ponge, Gide, etc.). Ce récit de malheurs étant le double négatif, l'envers du corps glorieux de Christ Médiatique que la télé nous ressuscite chaque week-end, sniper payé à dézinguer les marchands du temple.


L'auto-hagiographie n'est clairement pas un genre recommandable.


Pourquoi alors, si c'est si peu recommandable, si peu efficace et fatalement le fait d'individus louches, donner autant de poids à ce livre ? Là, ce serait l'objet d'une autre critique, critique sur l'affaire et non sur le livre. Je ne développerai pas ici (mais pour les curieux : mon analyse de l'affaire moix, doublée de l'affaire Praud-Nouvian, tout ce qui suit en découle ). Cependant, quelques mots :
C'est l'essence même du spectacle médiatique qui a façonné Moix individu et l'a transformé en personnage. Le spectacle médiatique se construit autour d'une grammaire simpliste qui tient en trois mots : aveu, authenticité, comparution. La comparution fait du talk-show un tribunal dans lequel ce qui compte est l'outrance de l'attaque, la virulence du propos, dans lequel il faut donner des coups et en recevoir le moins possible. C'est le rôle qu'a joué Moix à la télé. Mais il faut le faire en disant intégralement qui on est, en étant authentiquement soi, avec ses fautes, son passé, ses failles ; ce que fait Moix en interviews, et avec quelle complaisance. Sauf que son passé est l'inavouable par excellence, cela même qui ruinerait son image de marque, son statut de pourfendeur de l'antisémitisme, de défenseur de la veuve et de l'orphelin. Par contraste on comptend la nécessité pour Bataille d'écrire ses récits sous pseudonymes, sa volonté, non de se faire un nom (ambition de Moix, ambition de surcroît d'être le seul Moix) mais de faire oublier son nom. L'anonymat permet de dire le pire de soi-même et de la vie, encore faut-il accepter derrière de n'être personne. Moix, voulant à tout prix être quelqu'un, a prétendu se livrer ouvertement dans un roman. Il a volé les malheurs qu'il a fait subir à son frère, il a fait silence sur sa violence et sa propre haine. Pour se donner le bon rôle. Pour esquiver les coups. Pour ne pas tendre le bâton pour se faire battre. Tout ça a éclaté au grand jour et face à l'évidence, il a continué à mentir ou à avouer à demi-mots là où le spectacle médiatique veut un aveu total et sans reste. Ce pourquoi la télévision l'a rejeté, faute d'avoir accepté pleinement, aveuglément, pris d'un dernier scrupule, la grammaire du spectacle, faute de s'être laisser crucifier après avoir pourtant écrit sa propre hagiographie.


En un mot : faute d'avoir résolu ses propres contradictions, faute d'avoir été complaisant jusqu'au bout.

lociincerti
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le 15 oct. 2019

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Loci Incerti

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