Dans son préambule, Bernardin de Saint-Pierre affirme la primauté de la forme - laquelle compterait seule-, sur le fond. De ce point de vue, il n'y a pas grand chose à dire, car effectivement, la forme est tout à fait admirable. Aujourd'hui, on assiste plutôt au phénomène inverse : peu importe la forme tant que le fond est intéressant (c'est à dire participe à l'épanouissement moral du lecteur). Je ne dirai pas ici à quel point cela m'exaspère, au mieux, car disons le une bonne fois pour toutes, l'art n'a pas à être au service de l'idéologie, comme un chien qui craindrait une taloche s'il venait à faire une bêtise, et si art et éthique devaient fonctionner de paire, il n'y a pas beaucoup d'œuvres anciennes qui passeraient l'épreuve du temps.
Il n'est pourtant pas obligatoire d'être d'accord avec Bernardin de Saint-Pierre, et on peut à bon droit trouver que la forme en a quelques-uns, de droits, à la qualité d'une œuvre. Et alors on trouvera bien des faiblesses à ce roman, que la qualité de l'écriture rattraperont, mais quand même.
Le premier problème se trouve au sein même du projet de l'auteur : il veut nous présenter les deux enfants grandissant dans un éden reconstitué, loin de l'influence pernicieuse des sciences, et du savoir en général. C'est difficile à avaler tout de même, de la part d'un auteur vantant les mérites de la forme, et donc se réclamant nécessairement d'une écriture savante, qui de plus a manifesté tant d'intérêt pour les mêmes sciences qu'il affecte de conspuer. Il semblerait presque, il est vrai, revenir en arrière, dans la fièvre qu'ont Paul et Virginie d'apprendre dès lors qu'ils peuvent appliquer leurs connaissances, seulement c'est quand même, indirectement, ce qui causera leur perte.
Bernardin de Saint-Pierre fait surtout du prêchi-prêcha de grenouille de bénitier. Normal, me dira-t-on, chacun prêchant pour sa paroisse. Certes. Mais était-il nécessaire que Paul ressemblât à une icone représentant le saint du même nom, simplement parce que sa mère l'avait beaucoup contemplée pendant sa grossesse? Et que dire du sursaut de pudeur de Virginie, précipitant un dénouement larmoyant par artifice, pour montrer l'étendue de sa pureté? Certes on en a lu d'autres, et c'est faire bon marché de l'écart entre cette période et la nôtre, mais quand même : rappelons que Bernardin de Saint-Pierre, sur les traces de Rousseau, veut nous parler ici du "bon sauvage". Or, ce sauvage s'il est montré de la plus grande pudeur et croyant en Dieu, car européen et donc, de ce simple fait, éduqué, n'est-ce pas tout l'édifice qui s'écroule? Ces enfants sauvages n'ont rien de sauvage, et dès lors l'éden rêvé par l'auteur s'avère irrémédiablement faux, hypocrite. Car ils sont proches de Dieu, nos deux enfants, au point que, à peine expriment-ils l'assurance que Dieu pourvoira à leurs besoins, celui-ci s'exécute. C'est du miracle sur commande!
Mais peut-être peut-on voir les choses autrement : on peut imaginer un Bernardin de Saint-Pierre parfaitement au fait de ses contradictions, et dès lors la fin malheureuse montrerait l'impossibilité effective de ce rêve de sauvagerie. Peut-être.